« Je n’ai été tabassé que pendant deux jours »

Photo: IStock

En avril 2011, le journaliste Khaled Sid Mohand, correspondant pour Le Monde et France Culture, a goûté aux geôles syriennes. Il dit le combat difficile de ce peuple qui affronte un pouvoir fort.

De sa détention, Khaled Sid Mohand parle peu. Sinon pour dire qu’il «n’a été tabassé que les deux premiers jours». Deux jours: si longs, mais si peu au regard du calvaire de ses compagnons d’infortune syriens. Eux sont torturés quotidiennement avant d’être examinés par un médecin qui, mandaté par le gouvernement, a pour cynique mission de vérifier que les blessures infligées ne soient pas irréversibles. Khaled Sid Mohand ne voit pas les détenus auxquels il tente de parler pour tromper sa solitude dans sa cellule de 2m2 . Il note non sans humour que «pour la cuisine, j’ai connu mieux».

Ainsi passent les trois dernières semaines d’avril 2011 de la vie de cet homme qui a pour faute d’être journaliste et pour crime d’avoir emmagasiné près de 750 gigas d’informations sur la Syrie dans son ordinateur. Les moukhabarat, les services secrets, s’acharneront à en décrypter chaque virgule pour ensuite expulser son propriétaire manu militari. Le reporter d’origine algérienne a donc tourné la page sur deux ans et demi d’investigations au royaume du président Bachar al-Assad. Des enquêtes devenues périlleuses en février 2011. A ce moment déjà, un mouvement de révolte gronde en Syrie, mais la peur est plus forte: personne n’ose venir manifester devant les ambassades. Il faudra plusieurs événements pour que l’incendie éclate.

Des slogans sur les murs
A Dera’a, petite ville située dans le sud-ouest de la Syrie, près de la frontière avec la Jordanie, des enfants sont arrêtés, puis violemment torturés. Leur crime: avoir taggué des murs avec des slogans qui ne plaisent pas au chef de la police locale. La réaction ne se fait pas attendre: manifestations, attaque du siège des services secrets et de la compagnie Syriatel qui appartient au cousin d’al-Assad. En parallèle, Boussaina Chaabane, la conseillère de Bachar al-Assad, encense les révolutions arabes en les présentant comme un mouvement de résistan ce à la «tutelle occidentale» dans le journal officiel Tishrin.

C’en est trop pour Mondher Khaddam, professeur à l’Université de Lattaquié, qui dénonce publiquement l’hypocrisie du discours officiel. «J’étais certain que la Syrie était à la veille d’une réforme d’autant plus que le gouvernement avait libéré, le lendemain, de nombreux prisonniers. J’ai vite déchanté en voyant les arrestations, les infiltrations et les violences commencer», raconte Khaled Sid Mohand. Mais rien n’arrête les opposants, «des tout petits groupes issus de la classe moyenne qui refusent de nouveaux membres par crainte d’être démasqués».

Leur manque de structure et leur spontanéité font leur force. «Au seul cri de ‘liberté’ ou de ‘il n’y a de dieu que Dieu’, tout le monde s’enflammait», explique le journaliste. Il note que les slogans sont politiques avant tout. «J’ai entendu à maintes reprises: nous ne voulons pas de pain, nous voulons la dignité. Comme Mohammed Bouazizi, ce Tunisien qui s’était immolé non parce qu’il était pauvre, mais parce qu’il avait subi une insulte de trop: être giflé en public».

La liberté, pas la démocratie
Pas question pour autant de mettre tous les pays arabes en mal de révolution dans le même sac. «Le président al-Assad est nettement plus populaire qu’un Hosni Moubarak ou un Zin el-Abidin Ben Ali» à tel point que si des élections libres devaient être organisées, il remporterait plus de 60% des votes, selon la CIA ou le Mossad! Cette popularité, Bachar al-Assad la doit d’abord à sa politique étrangère qui défie les Occidentaux et rétablit en quelque sorte la fierté arabe. Ensuite, et malgré la libéralisation qui a abaissé le pouvoir d’achat des classes moyennes, «seuls» 14% des Syriens vivent en dessous du seuil de pauvreté contre… 50% de la population en Egypte. «En Syrie, les infrastructures de santé et d’éducation se dégradent, mais les services restent gratuits», rappelle Khaled Sid Mohand. Internet, la télévision et le téléphone portable ont également contribué à desserrer l’étau du pouvoir et offert une bouffée d’air frais bienvenue. «Dans la rue, dans les cafés, les langues se délient plus facilement qu’avant», note le journaliste.

Mais la démocratie n’a pas le même pouvoir mobilisateur qu’en Tunisie ou en Egypte, loin de là. «J’ai souvent entendu: si notre pays doit ressembler à l’Irak ou au Liban, non merci!» Il faut dire que la Syrie est aux premières loges pour constater l’ampleur du désastre irakien, qu’elle attribue à la démocratisation forcée de George Bush. Un million et demi d’Irakiens ont trouvé refuge dans le pays et la violence endémique qui sévit à quelques kilomètres terrorise les Syriens. «Cette guerre a exacerbé la crainte de voir l’Etat s’effondrer et servi ainsi les intérêts de la propagande officielle qui répète à tout va que sans al-Assad, c’est le chaos.» Le mot magique «démocratie» n’est donc pas apparu dans les slogans si ce n’est par un effet d’antithèse. «En s’insurgeant contre la torture, les arrestations arbitraires et la corruption, les Syriens ont en réalité dessiné les contours, en négatif, d’un système démocratique qu’ils réinterprètent à leur façon», souligne Khaled Sid Mohand.

Passivité occidentale
Reste à savoir si ce changement que les opposants appellent de leurs vœux pourra voir le jour. Sans aide extrieure, on voit mal comment les manifestants syriens s’en sortiront. Or l’attitude de la communauté internationale, peu désireuse d’intervenir en Syrie, ne présage rien de bon. C’est que la stabilité du bouillonnant Proche-Orient repose sur celle de Damas; ainsi, Israël s’est inquiété de l’impact de la révolte chez son voisin dès le début du mois de février.

Khaled Sid Mohand estime qu’il ne reste en vérité qu’un espoir aux opposants syriens et cet espoir se trouverait… dans les urnes. «En 2013, la Syrie connaîtra un nouveau processus électoral. En 2007, Bachar al-Assad avait été réélu avec quasi 100% des voix. Il se pourrait que ce ne soit pas le cas la prochaine fois.» A condition que les voix dissidentes n’aient pas été anéanties, d’ici là, par les balles de l’armée.

« Je n’ai été tabassé que pendant deux jours »