Nachtwey, la « photo antiguerre »

James Nachtwey ne rentre à New York que pour développer ses clichés, et n’a pas pris un jour de vacances en trente ans. Photo : IStock (archives, photo prétexte)

«Star» des photoreporters, James Nachtwey était à Lausanne il y a quelques jours. Il raconte sa passion pour un métier toujours plus dangereux, qu’il exerce depuis pile 30 ans.

Lausanne, Musée olympique. Moment rare, James Nachtwey accorde un tête-à-tête à «La Liberté». Le photographe est dé- tendu, un verre d’eau à la main. Première question: «Boire un bon verre de vin avec des amis, ça vous arrive?» Lueur d’inquiétude dans les yeux de James Nachtwey. «Vous croyez qu’avec les années, je suis devenu alcoolique ou drogué?» Puis, lentement: «Je n’ai pas besoin de tout ça. Pour me sentir bien, je n’ai qu’à penser que je suis vivant. Je suis vivant et eux, ils sont morts.»

«Eux»: les victimes du génocide rwandais. Les affamés de la Somalie. Les malades du sida, ceux qui ont été tués en Afghanistan, et tous les autres, tous ceux dont James Nachtwey, «Jim» pour ses copains, a immortalisé les souffrances lors de ses innombrables voyages. Il lui a fallu du temps. James Nachtwey n’a commencé ses missions à l’étranger qu’à trente-trois ans. Avant, il se préparait. Dans le documentaire qui lui est consacré, «War Photographer», réalisé par le Suisse Christian Frei, il raconte qu’«il fallait que je me convainque que je pouvais faire ce métier, avant de convaincre le monde». Plus tard dans le documentaire, il dit simplement: «Une nuit, je me suis senti prêt.» C’était en 1981 et quelques jours plus tard, il fait ses bagages. Direction Belfast, en Irlande du Nord, pour couvrir les tensions comme photographe de guerre – ou plutôt, «photographe antiguerre», comme il se nommera bien plus tard.

C’est le début d’un long voyage dans les abîmes de l’humanité: la maladie, l’exploitation, la mort, la famine. Un long voyage motivé par l’impact des photos du Vietnam et du mouvement américain pour les droits civiques. «En les voyant, les gens étaient si choqués qu’ils ont tout fait pour que cela s’arrête», explique-t-il. Pourquoi est-il si attiré par le mal et la souffrance? Il se penche, le regard intense: «Je me suis promis de tout faire pour améliorer le monde dans lequel je vis. C’est ma mission.»

Une mission, disons plutôt un sacerdoce. Selon le documentaire qui lui est consacré, James Nachtwey ne rentre à New York que pour développer ses clichés, et n’a pas pris un jour de vacances en trente ans. Ni femme, ni enfants. «J’ai renoncé à tout ça», avoue-til. «C’était la condition pour accomplir cette mission jusqu’au bout. Si j’avais été marié, j’aurais fait mon travail différemment.»  N’a-t-il pas de regret à traverser cette existence seul? «Toute vie comporte des choix. Des obstacles. Des difficultés», dit-il doucement. «Pour les surmonter, il faut avoir conscience du but final. Sinon, c’est trop difficile.» D’autant plus difficile qu’avec les années, «le métier de photographe de guerre est toujours plus dangereux», souligne-t-il.  James Nachtwey en a d’ailleurs fait les frais pour la première fois en 2004, grièvement blessé en Irak lors d’une attaque à la grenade qui tue son collègue et ami Michael Weisskopf.

A force de la côtoyer, a-t-il réussi à l’apprivoiser, cette mort? «Non», glisse-t-il en croisant les bras. «Comme tout le monde, j’ai peur, et je n’ai pas honte: c’est humain. Le tout, quand on est en danger, c’est de savoir la gérer, de rester calme.» Mais se mettre à l’abri, prendre de la distance quand cela devient trop risqué, ce n’est pas son truc. James Nachtwey s’implique, totalement. On dirait qu’il a fait sienne la célèbre phrase de Robert Capa: «Si la photographie n’est pas bonne, c’est que vous n’êtes pas assez proche.»

Voir la mort en face
Cette proximité a failli lui coûter la vie. En Indonésie, il a cherché à sauver un homme poursuivi par une foule armée de battes de base-ball et de couteaux. Le regard sombre, il raconte: «J’ai essayé trois fois de les arrêter. Mais ces gens ont continué à jouer avec lui, et il en est mort. Je n’ai arrêté d’insister que parce que cela devenait une question de vie ou de mort pour moi aussi.» Résultat de ces trois décennies de reportages: des photos à la fois belles et horribles, qui retiennent durablement le regard. Comment? James Nachtwey n’arrive pas à l’expliquer. «La photographie sort de moi-même comme si elle existait avant même que je l’imagine, dit-il. C’est une explosion d’énergie.» Ses clichés sont repris dans les plus grands titres et ses admirateurs innombrables, mais «ce n’est pas l’essentiel», répète-il.

L’essentiel, c’est ce qu’il cherche à transmettre. «Il faut garder espoir et se battre. L’amour que l’être humain possède en lui-même pourrait bouleverser le monde», lâche-t-il en prenant congé. Et un sourire éclaire soudain son visage.

Nachtwey, la « photo antiguerre »