A l’école du nouveau journalisme tunisien

Longtemps bâillonnés par Ben Ali, les professeurs et les élèves de l’Institut de la presse et des sciences de l’information de Tunis vivent une véritable renaissance.

«Le journalisme, c’était un rêve, pour moi», affirme Eyam, 20 ans. La jeune femme fait partie des nombreux étudiants de l’Institut de la presse et des sciences de l’information venus assister aux débats du réseau Théophraste. Elle explique que ce métier «permet de connaître le monde, et peut-être aussi de devenir célèbre». Même sous dictature? «Je me serais adaptée pour éviter les problèmes», précise-t-elle. S’adapter ou partir, les enseignants de l’Institut de journalisme de Tunis ont choisi: ils se sont adaptés.

Faire «quelque chose» en Tunisie
Khawla, l’amie d’Eyam, raconte ainsi que «le style qu’on nous enseignait était très normatif, très carré. On ne pouvait pas être originaux, il fallait écrire des phrases codifiées». Le programme comprenait l’étude de… la presse d’opinion. «En fait, on étudiait la pensée des journalistes proches de Ben Ali», précise Eyma. Les élèves n’avaient ni le choix d’écrire comme ils voulaient, ni sur ce qui les intéressait. «On ne parlait que du président», souligne la jeune femme. Et à la sortie? «On ne se faisait pas d’illusions. On savait que la réalité n’aurait rien à voir avec ce qu’on nous apprenait à l’école», raconte Khawla, son amie. Depuis, le 14 janvier 2011 est passé par là, emportant le dictateur dans son sillage. A l’Institut de Tunis, «les professeurs sont plus détendus, on voit qu’ils nous parlent librement», raconte Eyam. Ce qui n’a pas changé – et ça fait rire tout le petit groupe – ce sont les têtes des présentateurs TV, «les mêmes qu’avant, ils n’ont même pas changé de costard cravate. La seule chose qui a changé, c’est ce qu’ils racontent!», s’amusent-elles. Si Khawla et ses amies notent qu’il y a une majorité de femmes à l’école de journalisme, «il faudra du temps pour que nous soyons bien représentées à la radio et à la télévision». Certes, la démocratie naissante n’a pas renversé les rapports de genre. Elle a pourtant bouleversé les projets d’avenir d’Eyam et de ses copines qui sont les journalistes de demain. «Avant, nous ne pensions qu’à partir. Maintenant, nous nous disons qu’ici aussi, on peut faire quelque chose».

«Le soleil brille sur le président»
«Faire quelque chose», l’idée travaille depuis très longtemps Mohamed Kembi, le directeur de l’Institut de la presse et des sciences de l’information. Il a dû attendre ce fameux mois de janvier pour pouvoir enfin dépoussiérer ses formations, qui tenaient plus des relations publiques de Ben Ali que du journalisme à la Joseph Kessel. «On avait un problème de conditions et de contenu», explique-t-il au sortir de la dernière conférence du réseau Théophraste. «Il était inutile d’enseigner des techniques d’investigation ou d’interviews: les élèves se seraient mis en danger en les appliquant». Les droits de l’homme étaient au programme, mais «on apprenait à nos élèves à faire confiance aux institutions officielles de Ben Ali, non à réfléchir aux articles de la déclaration universelle», explique le directeur. Ben Ali a tout fait pour miner le travail de l’Institut. «Nous n’avions ni caméras, ni appareils photo à disposition. Le pouvoir avait trop peur de ce qu’on aurait pu en faire». A l’école comme au dehors, tout le poids de la dictature pesait sur les stylos, et les journalistes, apprentis ou confirmés, rivalisaient de formules pompeuses. Ne jamais appeler Ben Ali autrement que «Monsieur le président Ben Ali». Utiliser d’hypocrites superlatifs: sa femme, détestée, est «la Mère de toute la patrie»; «le soleil brille sur le Président»; il est «le Concepteur bien aimé». Adieu règles de base de la profession: qu’il y ait une inondation ou un tremblement de terre, que les morts se comptent par dizaines et les dégâts par millions, peu importe: Ben Ali était l’ «accroche» de l’article, sa seule raison d’être.

«Les journalistes ne se sont pas débarrassés de cette personnification du pouvoir. Dans les médias, on s’intéresse plus aux personnes qu’aux faits. Mais la démocratie ne se fait pas en un jour», raconte Mohamed Kembi. Les étudiants en journalisme choisis par ordinateur Pour la réaliser pleinement, la démocratie, il faudra que la relève soit bien formée. «Le pouvoir de Ben Ali gérait la quantité d’étudiants – personne ne devait être laissé sur le carreau – mais pas la qualité», dénonce le directeur. Les étudiants que reçoit le Directeur n’ont pas forcément choisi le journalisme. «On donne une liste de dix formations aux bacheliers dont les résultats sont dans la moyenne… et c’est un ordinateur qui désigne leur orientation!»

Cette méthode de sélection a pour résultat que la majorité des élèves feront de mauvais journalistes: ils n’ont tout simplement aucune envie de l’être. Mohamed Kembi milite pour que la formation soit renforcée, et que les admissions se fassent comme en France: sur concours. «Depuis cette année, nous avons mis en place un master en journalisme. Pour le bien de la Tunisie de demain, nous espérons que nos élèves seront de vrais professionnels», conclut le directeur.

A l’école du nouveau journalisme tunisien