La plume dans la plaie

Tuerie de Zoug, accident du car de Sierre, meurtre en Syrie… Le métier confronte parfois à l’insoutenable. Comment les journalistes gèrent-ils leurs émotions? Témoignages.

« Quand le tueur a commencé à tirer, je me suis vu mort.” 27 septembre 2001: Dominik Hertach n’a qu’une seconde pour se cacher sous une table du parlement de Zoug. Quasiment sous ses yeux, quatorze personnes sont assassinées par un forcené qui se suicidera ensuite. „Personne ne peut s’imaginer ce que c’est, d’entendre tous ces gens mourir. J’ai été suspendu un instant entre la mort et la vie. C’était invraisemblable, le genre de choses qu’on pense ne jamais voir qu’à la télévision”, dit-il avec émotion, treize ans plus tard. Une fois à l’abri, le premier geste de Dominik Hertach, freelance pour l’ATS, est professionnel: il appelle l’agence, devenant ainsi le premier journaliste à donner l’alerte. „Je ne savais pas qui était mort, qui était vivant. C’était terrifiant.” Il restera longtemps profondément traumatisé. „Je ne supportais plus d’être dans un lieu fermé, je cherchais immédiatement les portes de secours. Le bruit des portes me faisait systématiquement sursauter.”

Toute son existence est bouleversée. „Lorsque vous constatez de vos propres yeux que la vie de quatorze personnes peut s’achever en une seconde, vous comprenez qu’il n’y a pas de temps à perdre. J’ai changé tous mes plans, réalisé tous les rêves dont je me disais: ‚ça, c’est pour la retraite!’ L’existence est trop courte.” Après plusieurs mois de voyage, Dominik Hertach, qui travaille toujours comme journaliste à temps partiel pour le magazine alémanique „Cash”, a ouvert un restaurant bio et produit de l’huile d’olive en Italie. Un peu de dolce vita, même si demeure en lui l’inextricable question: pourquoi cette folie? „Au final, je crois qu’il n’y a pas d’explication”, dit-il doucement.

Les heures passées à se demander pourquoi, Patrick Vallélian, directeur du site Sept.info, connaît trop bien. Le 11 janvier 2012, il se rend pour „L’Hebdo” à Homs avec le reporter d’images français Gilles Jacquier, un bon copain. Catastrophe: il est assassiné par un tir d’obus. Version de Damas: ce sont les rebelles qui sont responsables… Des „coups”, Patrick Vallélian en a reçus lors d’autres reportages, mais cette fois, c’est différent. „Pour la première fois, on ne revenait pas tous vivants: un copain était mort. Et au lieu d’être spectateurs d’un drame, nous en étions les sujets.” Le journaliste revient en Suisse victime d’un „stress intense”, il ne supporte plus personne, se vide „de tous les côtés” et, fait rare chez lui, souffre d’insomnies pendant quatre jours. „Je revoyais les images, je me disais: on s’est fait avoir.” La question du „pourquoi” le hante. Il cosigne un livre d’enquête, „Qui a tué Gilles Jacquier”. Et continue d’espérer envers et contre tout qu’un jour, justice sera rendue. „Pour rendre hommage à Gilles.”

Retour en Suisse, en Valais plus précisément, un certain 13 mars 2012. Une date gravée à jamais dans l’esprit de Sonia Bellemare, journaliste au „Nouvelliste”, celle de l’accident de car de Sierre: 28 tués, dont 22 enfants de retour de vacances de neige. De piquet ce soir-là, elle est l’une des premières professionnelle des médias sur place. „Ça s’était produit dans un tunnel, on ne voyait donc rien. Mais le nombre d’hélicoptères et de secouristes, qui posaient les brancards et repartaient à toute vitesse, m’a fait comprendre qu’il y avait beaucoup de morts”, raconte-t-elle. „Je me disais: mais nom d’une pipe, comment puis-je être utile?” Quand, lors d’un point de presse deux heures plus tard, elle apprend le terrible bilan, le ciel lui „tombe sur la tête”. Dans l’assistance clairsemée – il est 5 heures du matin – des sanglots. „Il n’y a pas eu une seule question. J’ai pensé: p…, j’y arriverai jamais.” Elle y arrive pourtant. Court chez elle, et écrit 3000 signes sur le site Internet du „Nouvelliste”, première journaliste à annoncer la nouvelle. „J’ai eu l’impression d’avoir fait quelque chose, même si c’était affreux que tout le monde l’apprenne de ma plume à moi.” Le papier envoyé, la vie reprend son cours: il est sept heures du matin et ses deux fils se réveillent. „Ce jour-là, je n’ai pu penser qu’à cet accident, comme si je l’avais vécu dans ma chair.” La journaliste reste choquée plusieurs semaines, „assez longtemps pour me dire: est-ce qu’un jour, ça ira mieux?” Au chagrin qu’elle éprouve se mêle la culpabilité. „Je pleurais alors que je n’avais perdu personne, moi. Je n’avais même pas vu les corps que d’autres avaient dû ramasser…”

Laurent Gilliéron, chef photographe adjoint pour l’agence Keystone, est au même point de presse que Sonia Bellemare lorsque la nouvelle tombe. Il est resté toute la nuit sur le pont à prendre des photos des opérations, de loin – dont un cliché qui lui a valu le Swiss Press Photo en 2013. „Ce moment de l’annonce, je m’en rappellerai toute ma vie. Le secret avait été bien gardé, on pensait qu’il n’y avait que trois quatre morts…” Passé le choc, Laurent Gilliéron fait son travail „sans réfléchir”. Il court photographier la carcasse du car, sur le point d’être évacuée. „Il n’y a pas de temps pour l’émotion: j’étais concentré sur mon boulot, comme un médecin. Ce n’est qu’ensuite que j’ai réfléchi”, dit-il avec pudeur. Des mois plus tard, deux images de la journée restent gravées dans son esprit: „le côté du bus défoncé, qui témoignait de l’impact du choc: on ne voyait plus rien. Et sa remise dans le hangar, quelques heures plus tard. On a fermé la porte et c’était fini.” Laurent Gilliéron et son équipe ont ensuite couvert l’arrivée des familles belges en deuil, une étape „très difficile”. „Leur chagrin m’a beaucoup touché. Voir cette fillette qui pleure, la main de son père posée sur sa tête, était aussi fort que la photo du car défoncé”, souligne-t-il.

Syrie, Parlement de Zoug, Sierre… Les professionnels sont touchés „sur le terrain”, mais pas seulement. Dans les bureaux aussi, ils s’en prennent parfois „plein la figure”, selon les termes de Myriam Amara. La journaliste se rappelle précisément des attentats du 11 septembre, qu’elle couvrait à l’ATS. „J’ai passé l’intégralité de mes huit heures de service à voir les victimes sautant des tours du World Trade Center pour échapper aux flammes, sur CNN. J’entendais le bruit des corps s’écrasant au sol, les sirènes, les hurlements. J’ai tout ingurgité d’un coup, sans aucun recul. C’était très violent”, affirme-t-elle. Après trois jours de ce régime, elle craque. „Mon chef m’a fait une remarque sur un texte et j’ai fondu en larmes, révoltée. Je lui ai lancé: mais c’est quoi, ce monde dans lequel on vit?” Actuellement journaliste à Newsnet, il lui est parfois pénible de filtrer les photos qui apparaissent sur Twitter, utilisé pour obtenir les images „encore plus vite. Celles de cette femme et cet enfant encore sur leurs sièges, juste après le crash du Boeing de Malaysia Airlines en Ukraine, restent gravées dans sa mémoire. Le gamin avait encore ses petites sandales aux pieds… j’ai pleuré.”

Comme Myriam Amara, les journalistes de „desk” sont nombreux à éprouver de la tristesse et de la souffrance. Les éditeurs photos et vidéos de l’AFP pour le Proche-Orient et l’Afrique du Nord en témoignaient récemment sur le blog de l’agence, dans un post appelé: „La mort à l’écran: éditer les images d’horreur”. Leur travail de tri est essentiel, mais si pénible. Pour tenir le coup, les éditeurs de l’AFP disent parler entre eux, plaisanter pour rendre le travail moins pénible.

Face à la violence, les collègues sont parfois la première „bouée de secours” et en cas de coup dur, leur aide peut être précieuse. Les innombrables lettres et cartes de soutien qu’il reçoit de la rédaction pendant son congé maladie longue durée, Dominik Hertach ne les oubliera pas. „Voir qu’on pensait à moi m’a fait beaucoup de bien.” A l’ATS puis à Newsnet, Myriam Amara découvre „avec soulagement” qu’elle éprouve la même tristesse, la même colère que ses voisins de bureau. Sonia Bellemare est touchée par „la grande gentillesse” des collègues les jours suivant le drame.

Sollicitude, aussi, des rédactions en chef. Jean-Yves Gabbud, alors adjoint au „Nouvelliste”, dit avoir passé „des heures au téléphone” avec les correspondants du journal lors de l’accident de Sierre, pour „gérer les aspects pratiques mais aussi leur dire qu’ils n’étaient pas seuls”. Quant à Béat Grossenbacher de l’ATS, il s’est rendu à Sion pour rencontrer le bureau valaisan après le drame. „Si quelqu’un avait demandé à recevoir une aide psychologique, il l’aurait obtenue”, précise-t-il.

Car l’amitié, ça ne suffit pas toujours. A son retour de Syrie, complètement bouleversé par la mort de son ami Gilles Jacquier, Patrick Vallélian souligne que ses collègues, s’ils ont fait preuve de beaucoup de compassion, n’étaient „pas outillés” pour faire face à son traumatisme. „Peu de gens comprennent qu’une blessure à l’âme, même si elle ne se voit pas, c’est comme une jambe cassée.” Et guérir l’âme, c’est comme guérir une jambe cassée, ça ne s’improvise pas. Il n’y a souvent qu’une solution: l’aide d’un professionnel. Dominik Hertach n’a pas hésité à aller consulter lorsque le canton de Zoug a mis des thérapeutes à disposition.

Du côté des rédactions, s’il fut une époque pas si lointaine où parler de sa tristesse revenait à confesser une inavouable faiblesse, les mentalités ont bien changé. „Quand j’ai commencé dans le métier, l’aide psychologique aux journalistes était inexistante. La question ne se posait même pas: il fallait surmonter ça seuls, même si on a toujours pu compter sur la compassion et l’écoute des collègues. Pourtant, les cellules de crise et le débriefing, ce n’est pas superflu”, souligne le rédacteur en chef adjoint de l’ATS Béat Grossenbacher, journaliste depuis 32 ans. Et de donner en exemple l’aide „salvatrice” reçue d’un thérapeute lorsqu’il y a quelques années, il a été victime avec sa famille d’un grave accident de voiture. Patrick Vallélian non plus n’a pas hésité à se faire aider. „C’était une nécessité absolue. Chaque fois que je reparlais de Gilles, tout me revenait à la gueule comme un boomerang.” Lorsqu’il rentre de Syrie, L’Hebdo” lui propose un psy. Il y va brièvement, prend quelques jours de congé puis décide de payer de sa poche quelqu’un en qui il a „pleine confiance”. „J’ai toujours pensé que c’était nécessaire de débriefer.”

De son côté, peu après le drame de Sierre, Sonia Bellemare reçoit un e-mail de la cheffe du personnel du „Nouvelliste” offrant une assistance psychologique à ceux qui avaient couvert l’événement. „C’était une très bonne surprise, car je n’avais jamais pensé que la rédaction devrait se pré- occuper de mon âme. En deux séances, j’ai réussi à tourner la page. Reste de la tristesse, mais je ne suis plus dans le choc infini des premières semaines”, dit-elle.

Enfin, lorsque à l’ATS, Myriam Amara craque face aux images du World Trade Center, son supérieur propose l’intervention d’un psychologue de la police cantonale. „La rédaction en chef a réagi très intelligemment et le soutien était totalement adéquat: il n’y avait pas de jugement”, souligne-t-elle.

Au contraire, Laurent Gilliéron n’a pas consulté après l’accident de car de Sierre. « Mon rédacteur en chef m’a demandé si j’avais besoin de parler, mais l’écoute de mon épouse, infirmière, et le débriefing avec l’ATS à Sion m’ont suffi. J’ai la conscience tranquille: j’ai l’impression que mon job, je l’ai fait correctement.”

Car au final, au-delà des états d’âme, c’est de cela dont il s’agit: accomplir son devoir professionnel. Malgré les émotions? Surtout, avec elles. Comment relater une guerre sans la moindre compassion? Comment photographier un enterrement, un accident sans éprouver, pour les victimes, la moindre des sympathies? La peine que l’on ressent en voyant la photo de Laurent Gilliéron d’une fillette en deuil après l’accident de Sierre, est aussi la sienne. „Cette scène m’a touché autant que la vision du car accidenté”, dit-il.

Sans sombrer dans le pathos, sans oublier leur mission – à l’image exemplaire de Dominik Hertach dont le premier réflexe a été d’appeler l’ATS –, le métier de journaliste, c’est cela aussi: comme le disait Albert Londres, „porter la plume dans la plaie”.

Cette plaie, ces plaies, qui sont aussi les nôtres.

La plume dans la plaie