La presse protestante menacée par la crise identitaire 

Les collaborateurs de Faut pas croire, un magazine télévisé hebdomadaire de vingt-neuf minutes, le samedi vers 13h25 sur RTS Un. Crédit: Sonia Zanou

Les Eglises protestantes s’apprêtent à débattre de l’étendue de la liberté rédactionnelle de la presse qu’elles financent.

L’année 2018 pourrait être délicate pour Protestinfo. Cette agence de presse qui dépend de l’Eglise protestante et des abonnements de ses clients, des médias pour la plupart, verra en juin – au plus tard en septembre – sa mission remise en cause à la Conférence des Eglises Réformées Romandes, faîtière des Eglises. La cible des attaques ? L’étendue de son indépendance éditoriale. « Ne ferait-on pas mieux d’irriguer les oasis au lieu d’arroser les déserts ? », s’interroge le président de l’Eglise protestante de Genève Emmanuel Fuchs, qui a demandé un débat à ce sujet. En d’autres termes, ne faudrait-il pas se recentrer sur le message confessionnel, au détriment de la liberté rédactionnelle ? « Nous devons oser nous demander quelles priorités font sens pour nous en tant qu’Eglise, car la part du gâteau diminue. Doit-on réellement financer des médias qui traitent la religion sous un angle philosophique et sociologique au lieu de permettre à l’Eglise de se positionner ? », demande-t-il.

Une philosophie différente

Venant de Genève, une telle interrogation n’étonne pas le directeur de Médiaspro Michel Kocher, qui chapeaute à la fois Protestinfo et l’équipe protestante de la RTS. « Les Eglise genevoise et neuchâteloise ont une philosophie différente de celle des Eglises vaudoise et bernoise. Contrairement à ces dernières, elles n’ont ni rôle officiel, ni financement de l’Etat. Le fait de rendre un service public n’est pas leur mission principale », note-t-il. Plus largement, Michel Kocher dit comprendre que « les Eglises, face à la crise relativement sévère qui menace leur participation à la vie démocratique, s’interrogent sur leurs dépenses. Je crois pourtant que l’opinion genevoise est minoritaire car à l’interne, Protestinfo est très appréciée en cela qu’elle permet de faire circuler des informations indépendantes sur les autres Eglises ». Pour le directeur de Médiaspro, il est impensable que les médias spécialisés dans les questions religieuses se transforment en agences de communication de l’Eglise. « On ne peut pas s’engager dans ce type de journalisme alors que la part de convaincus est toujours plus faible dans notre lectorat », relève-t-il.

L’info libre, un luxe bientôt trop onéreux ?

Rédacteur responsable de Protestinfo et journaliste de carrière, Joël Burri a pourtant le sentiment que le vent commence à tourner pour son agence, ce « sparadrap » face aux manques de la presse généraliste. « Trop peu de journalistes couvrent les synodes alors que les lecteurs seraient en droit de savoir ce qui est fait de leurs dons et des fonds publics alloués à l’Eglise », affirme-t-il. Responsable de Protestinfo depuis décembre 2013, il souligne que sa liberté d’information a jusqu’à aujourd’hui été totalement respectée par les Eglises réformées dont c’est la « culture » d’encourager le débat. « Pourtant, je ne suis pas optimiste pour l’avenir. Les Eglises sont en difficulté et financer une information libre deviendra peut-être un luxe qu’elles ne pourront plus s’offrir. La culture des Eglises au service de tous s’étiole, et elles sont plus sensibles à la critique », souligne-t-il. Joël Burri en tient deux exemples. D’abord, les réactions qu’a suscité la publication d’un article le 7 novembre 2017 sur Réform’Action, le festival des jeunes autour de la Réforme. « Notre agence a été le seul média qui a mentionné des dérapages lors de discours adressés aux jeunes sur l’homosexualité ou le divorce des parents. On m’a répondu : ‘on ne paye pas pour se faire taper dessus’ », raconte-t-il. Joël Burri pointe également le contenu de la charte rédactionnelle de « Réformés », nettement plus engagée du point de vue religieux que les publications qui l’avaient précédé.

Communiquer « la richesse de l’Evangile »

La naissance fin 2016 de ce mensuel protestant suisse romand financé par plusieurs Eglises (VD, GE, NE, BE, JU) n’est due en réalité qu’à la diminution des moyens et du nombre de lecteurs. « Avant cela, la vision des Eglises romandes sur l’information était trop diversifiée pour qu’une stratégie commune puisse émerger », relève Michel Kocher de Médiaspro.

Sa ligne éditoriale aurait de quoi surprendre l’ancien rédacteur en chef de la défunte publication vaudoise « Bonne Nouvelle » Vincent Volet, pour qui il fallait avant tout s’adresser aux lecteurs éloignés des affaires d’Eglise. Car si « Réformés » continue à publier des articles traitant les questions religieuses ou sociétale avec distance, le choix de la rédaction en chef indique clairement une direction confessionnelle – d’ailleurs, selon nos sources, au moins un candidat à la rédaction en chef s’était vu interroger frontalement sur sa foi lors des entretiens d’embauche. Aux côtés d’Elise Perrier, une comédienne qui a dirigé « La Vie Protestante » (GE) de février 2012 à fin 2016, on trouve ainsi le docteur en théologie systématique Gilles Bourquin, qui a exercé plusieurs années comme pasteur dans le Val de Ruz et cinq ans comme journaliste. « J’ai toujours voulu communiquer la richesse de l’Evangile à tous, or les paroisses n’y parviennent plus. Le journal Réformés peut remplir cette mission avec l’intelligence de la théologie réformée, tout en couvrant l’actualité religieuse », affirme Gilles Bourquin.

Un mensuel décalé ?

Le théologien tient à préciser que lors des séances de rédaction, la petite équipe vit « une tension, aussi difficile à tenir que créatrice de sens, entre la spécificité du message de l’Evangile et l’ouverture aux questions qui intéressent la société dans son ensemble. Nous voulons communiquer la Bonne Nouvelle à tous. C’est à nous de faire l’effort de le faire à travers des réalités communes ». Reste une question, essentielle : les lecteurs de « Réformés » s’y retrouvent-ils ? Aucune étude approfondie n’a pour l’instant été menée pour savoir si la ligne du magazine est en adéquation avec ses environ 200’000 lecteurs, en majorité vaudois, qui ne le reçoivent que parce qu’ils ont coché la case « protestant » lors de leur inscription au contrôle des habitants.

Quant au lectorat de Protestinfo, il est partagé en deux. Il y a d’une part, les gens d’Eglise particulièrement intéressé par les initiatives visant à conquérir ou reconquérir des fidèles, d’autre part, les médias abonnés à ses services qui veulent un regard critique et bien informé sur les affaires institutionnelles du canton et plus généralement, sur les religions qui y cohabitent. C’est cet aspect du travail de l’agence qui serait le plus fortement impacté si les Eglises décidaient d’une refonte de la ligne éditoriale et de la mission de Protestinfo. Une perspective qui affaiblirait encore la couverture d’une actualité religieuse qu’il est plus pressant que jamais de comprendre.

 

Famille et Eglise, les deux piliers de la presse catholique

En Suisse romande, la presse catholique compte deux acteurs principaux : L’Echo Magazine et le Centre catholique des médias Cath-Info. « L’Echo Magazine n’est pas un magazine religieux. Sur 48 pages, seules 6 sont spécialement dédiées aux questions d’Eglise », tient à préciser son rédacteur en chef Patrice Favre. La publication est avant tout « familiale » et cherche à transmettre un « état d’esprit » qui peut intéresser « tous ceux qui ont une ouverture sur les questions spirituelles : on n’est pas le bulletin des paroisses », dit-il. Fondé par un prêtre en 1930 afin que l’Eglise catholique ait un illustré en Suisse romande, L’Echo Magazine s’est ouvert au public protestant dès les années 1980. D’ailleurs, le principal actionnaire est… un protestant évangélique. Le magazine vit de ses abonnés (14 à 15’000 foyers), de quelques publicités ainsi que d’un service de vente par correspondance. « Notre survie est une bataille quotidienne, mais nous avons un très bon retour des lecteurs », souligne Patrice Favre.

Le Centre catholique des médias Cath-Info réunit lui depuis 2015 les médias catholiques de Suisse romande. Il s’agit de cath.ch, site issu de l’agence de presse internationale catholique (APIC) et du portail en ligne Catholink, ainsi que de la CCRT – les émissions catholiques de radio et télévision. Le tout est dirigé par Bernard Litzler et financé à 80% par l’Eglise catholique. « Le reste provient de la vente de nos produits aux journaux, à des institutions ou à des privés », précise Maurice Page, rédacteur en chef de cath.ch. La ligne éditoriale du site est nettement plus partisane qu’à Protestinfo : l’actualité de l’Eglise catholique est traitée avec « prudence », selon les termes de Maurice Page, rédacteur en chef de cath.ch, même si une charte garantit l’indépendance rédactionnelle. « Par exemple, sur les questions pédophiles on a à peu près tout publié, mais on ne fait pas de chasse aux gens ou d’accusations gratuites d’anciens responsables. On est attentif à ne pas publier n’importe quoi », dit-il, évoquant « une loyauté dans l’engagement personnel et envers l’institution. Il ne s’agit pas de passer certaines choses sous silence mais d’en parler avec responsabilité ». Catholique pratiquant, il attend des six membres de son équipe, si ce n’est un credo affiché, une réelle proximité avec l’Eglise.

Quasi un siècle de religion sur les ondes

Du confessionnel au rédactionnel, l’histoire des émissions religieuses diffusées sur la Radio Télévision Suisse est le reflet de la manière dont le journalisme a fini par s’emparer de la question de la spiritualité. Tout commence en mai 1923 par la diffusion des cultes, puis des messes à la radio lors de transmissions animées exclusivement par des pasteurs et des ecclésiastiques. Au fil des années, les formats se pérennisent, ces émissions devenant des rendez-vous hebdomadaires dès les années 1940. A partir des années 50, la religion fait son apparition sur le petit écran également. Les esprits s’ouvrent au fil de l’histoire des religions et dès 1964, soit deux ans après le concile Vatican II, l’œcuménisme commence d’imprégner les productions tant radiophoniques que télévisuelles. La dimension interreligieuse du traitement de l’actualité est intégrée dès les années 1990. Quatre ans plus tard, une première Convention est rédigée, qui pose les bases de la façon dont la religion est traitée par l’audiovisuel de service public. Financées par les Eglises protestante et catholique, les équipes de RTSreligion ont été ébranlées par une restructuration en 2016, qui a mené à la réduction de l’offre des émissions de radio et de télévision.

Actuellement, les deux équipes qui comptent trois personnes chacune et sont chapeautées par Sabine Petermann (protestants) et Fabien Hunenberger (catholiques) revendiquent une liberté totale vis-à-vis des Eglises qui les financent. « Nous sommes comme des dentistes : lorsqu’il y a une carie, il faut l’enlever. Cela signifie que l’on se pose toujours la question du droit pour le public de connaître la vérité, même si certains sujets provoquent des questionnements à l’interne », explique Fabien Hunenberger. Cette distance critique qui n’a, selon Sabine Petermann, jamais été remise en question par les Eglises, est très appréciée par l’équipe – une équipe dont chaque membre entretient une relation différente à la foi. « Il faut un équilibre. Les journalistes doivent être enracinés dans le terreau protestant ou catholique d’une manière ou une autre, mais une attitude militante serait problématique : nous ne sommes pas là pour faire du prosélytisme », explique la productrice.