Le paradis teinté d’enfer des Israéliens établis près de Gaza

La région autour de la bande de Gaza a beau faire penser à la Toscane, les champs brûlés rappellent vite qu'une guerre couve. Crédit: Aline Jaccottet

Malgré les dangers, dont des tirs de roquettes qui ont frappé dans la nuit de mardi à mercredi encore, la région proche de Gaza reste attractive pour les Israéliens. En trois ans, elle a même connu la plus forte croissance démographique du pays

Elle s’étale devant nous, à moins d’un kilomètre. La ville gazaouie de Khan Younes est si proche que « les snipers du Hamas nous voient discuter », raconte Jehan Berman. Parfois ils observent ; parfois ils tirent, et « comme je n’ai nulle part où me cacher, je me planque derrière la roue du tracteur en attendant les secours de l’armée », explique cet homme juvénile qui en 2014, a échappé à la mort après avoir reçu un éclat d’obus dans l’épaule.

Sept secondes

Agriculteur, Jehan Berman vit à Avshalom, kibboutz à 3,5 kilomètres de Gaza. Belge né à Bruxelles, il a émigré en Israël il y a plusieurs années, puis est tombé amoureux de cette région dont les paysages grandioses font penser par moments à la Toscane. Hélas, on n’a pas le loisir de goûter au farniente à l’italienne. Depuis fin avril, les cerfs-volants enflammés envoyés par les Gazaouis ont provoqué au moins 463 incendies, tué des milliers d’animaux et ravagé 25 km2 de terres. Sans compter bien sûr les tirs face auxquels les habitants ont, tout au plus, sept secondes pour se mettre à l’abri. Douze roquettes et des obus les ont ainsi tirés brutalement du lit il y a deux jours. « Mon fils de sept ans sait que lorsque la dame crie – ici, c’est une voix qui appelle aux abris – il faut courir. Quand tu traverses ça, quelque chose change en toi », dit Jehan Berman.

« Un trou agité »

Quelque chose change, quelque chose se brise aussi : les deux tiers des habitants de la région sont soignés pour stress post-traumatique. « Tout le monde y passe à un moment », raconte avec fatalisme Orly Amsellem, originaire de Marseille. Cette femme à poigne est responsable de la santé et de la sécurité des habitants du moshav (communauté agricole coopérative) de Yevoun, au croisement entre la frontière de Gaza et l’Egypte. Elle rappelle que la zone autour de Gaza n’a pas toujours connu la guerre. « Lorsque je suis arrivée il y a trente ans, c’était un trou. C’est hélas devenu un trou agité », résume-t-elle avec humour. « Si l’on reste, c’est par amour de cette nature merveilleuse dans laquelle le passage des saisons se reflète si bien », dit-elle poétiquement. Pour Orly, la vie ici est « paradisiaque 95% du temps, et infernale les 5% restants ».

Une « qualité de vie » soutenue par l’Etat

Un « paradis » assez séduisant pour que de nombreux Israéliens en acceptent la part d’enfer. Au cours des trois dernières années, cette région a connu la plus forte croissance démographique du pays, accueillant plusieurs familles. Comme Naomi et Amir Adler, arrivés à Nahal Oz avec leurs deux petits garçons il y a juste neuf mois. Un air de carte postale pour jeunes familles avec ses gamins qui trottinent dehors, ses chats qui se prélassent et ses cabanes dans les arbres. Encore faut-il faire abstraction des abris antimissiles construits tous les 100 mètres. Rien qui puisse troubler la quiétude de Naomi, infirmière. « Nous sommes là pour la qualité de vie : la nature, l’absence de trafic et le fait qu’on n’a plus à subir aucun stress économique. On pourra même construire une maison ! » C’est que l’Etat a intérêt à aider cette région qui fournit 60% de la production agricole d’Israël. Tout est ainsi fait pour attirer la classe moyenne : loyers à prix imbattables – moins de la moitié de ce qu’on paye en ville -, exemption d’impôt, subsides pour les enfants… Mais que pèsent ces avantages face à la guerre, face à la mort ? « A chaque étape de ma vie, j’ai rencontré quelqu’un qui voulait m’expulser de chez moi ou me tuer. Etre juif, être Israélien, c’est surmonter ce danger pour avancer », dit Naomi avec passion, serrant son bébé contre elle.

« Je ne me sens pas responsable »

A les entendre, les maux de Gaza n’ont pas grand-chose à voir avec l’attitude du gouvernement israélien. « J’éprouve de l’empathie pour les Palestiniens, mais je ne me sens pas responsable de ce qui leur arrive car nous nous sommes retirés de Gaza », affirme Naomi Adler, faisant fi de la responsabilité de l’Etat hébreu dans le blocus qui écrase la population. De son côté, Jehan Berman se sent « désarmé face à la misère et la terreur dans lesquelles ils vivent. Avant la prise de pouvoir par le Hamas, nous étions amis, nous travaillions ensemble dans les champs… Tout changera le jour où les Gazaouis se prendront en main en se révoltant contre ceux qui les exploitent. Ce n’est pas à coups de bombes que ce problème se résoudra », affirme Jehan Berman.

Une guerre « la semaine prochaine »

Pourtant, la paix, ce n’est pas pour demain. L’armée israélienne estime ainsi la guerre imminente, certaine que le Hamas cherche à résoudre la crise humanitaire en provoquant des hostilités. Son calcul, selon Tsahal ? Réhabiliter la bande de Gaza à travers les investissements qui afflueraient pour réparer les dommages. Rien n’est sûr, mais Jehan veut parer à toute éventualité.  « L’eau de la bouilloire est prête à déborder. On pense que c’est pour la semaine prochaine », assure-t-il. En cas de nouveau conflit, l’amour de la terre ne ferait plus le poids face à la violence des hommes : lui et sa famille s’en iraient… jusqu’à la prochaine accalmie. « Nos valises sont prêtes », conclut-il, le regard se perdant vers les minarets de Khan Younes.