« On ne tue que les terroristes »

Pour Avihaï Shorshan des forces Golani (premier plan), il est "difficile de gagner contre la terreur en gardant les mains propres"

La justification des actions militaires par le droit est essentielle dans la bataille d’Israël à Gaza, notamment après les Marches du Retour lors desquelles cent dix personnes sont mortes.

« Avant de tirer, on doit distinguer les terroristes des innocents. Ce n’est pas toujours facile ». Commandant de brigades de snipers de 2005 à 2008 lors d’opérations à la frontière avec Gaza, Avihaï Shorshan a mené plusieurs opérations en Cisjordanie. À la tête d’une association qui cherche à (re)dorer le blason de l’armée israélienne, il a accepté avec deux camarades d’être interviewé. Son espoir ? Faire mieux comprendre l’attitude de Tsahal lors des Marches du Retour de Gaza qui ont mené à la mort d’au moins cent dix personnes.

Des intentions qui changent tout

Son objectif se heurte dès le départ à un obstacle terminologique : les « terroristes » n’existent pas en droit international. Or, ils sont la cible fondamentale de l’armée israélienne. « On ne tue que les terroristes, soient ceux qui s’approchent de la frontière avec Israël dans l’intention visible de la franchir. Ou les meneurs, ceux qui incitent d’autres à franchir la frontière », affirme Avihaï Shorshan. C’est ainsi qu’ont été abattus des manifestant∙e∙s parce qu’ils brandissaient des cisailles, même à des dizaines de mètres de l’armée. Le commandant tient à souligner que l’armée fait la distinction entre la manière dont elle traite les « évadés », lors des manifestations, et le reste du temps. « Des centaines de Palestiniens ont franchi la frontière avec Israël ces dernières années, et la plupart ont été arrêtés. Ils ne menaçaient pas la vie des Israéliens, contrairement aux manifestants des Marches du Retour ». Car ce qui change tout, aux yeux de Tsahal, c’est le nombre de Palestinien∙ne∙s qui tentent de passer de l’autre côté et surtout, les intentions qui leur sont prêtées. Et Avihaï Shorshan de citer les slogans du Hamas appelant les Gazaoui·e·s à s’introduire en Israël pour tuer des civils et détruire l’État.

« Dans l’intérêt des Gazaoui·e·s »

Toutes les personnes qui manifestaient n’avaient pas forcément l’intention de franchir la frontière. Lorsque les manifestant·e·s se sont contenté·e·s d’entrer dans la zone d’exclusion de 300 mètres qui la protège, l’armée a suivi une procédure graduelle, affirment les militaires. « Tsahal lance un avertissement par haut-parleur, tire en l’air, puis à proximité de la personne, et en dernier ressort, dans la partie inférieure du corps », explique Aviad Israeli, qui a participé à toutes les opérations dans Gaza depuis 2006 comme membre du corps médical. Entre le 30 mars et le 15 juin, 13 à 14’000 manifestant·e·s ont été blessé·e·s, et l’on peut supposer que nombre d’entre eux l’ont été de cette manière. « Mais attention, en Cisjordanie, on ne suit pas les mêmes règles. Là-bas, pour tirer sur quelqu’un, trois critères doivent être réunis : l’intention de l’agresseur, sa capacité à blesser ou à tuer, et l’imminence de l’attaque », tient à préciser Yotam Eyal, un avocat qui a été commandant de troupes au sol à Gaza.

Les trois Israéliens défendent mordicus que le recours à des snipers est la meilleure tactique face aux manifestant·e·s de Gaza. « Opérer de manière aussi précise est dans l’intérêt même des Gazaouis. Il faut bien les contrer : s’ils étaient entrés en Israël, il n’y aurait pas eu cent dix morts, mais des milliers », soutient Avihai Shorshan. Avec la précision dont ils se targuent, comment expliquer la mort de civils qui ne sont pas des « terroristes » ? Comme Razan al-Najjar, une aide médicale de 21 ans, ou Yasser Murtaja, assassiné alors qu’il portait son gilet pare-balles indiquant ‘ presse ‘ ? « Nous sommes profondément désolés lorsque des innocents perdent la vie, mais c’est difficile de gagner contre la terreur en gardant les mains propres. La guerre est moche, mais c’est le Hamas qui l’a voulue », rétorque le commandant.

La bataille du droit

Comment l’État hébreu justifie-t-il légalement ce recours à la force létale ? Pour y répondre, il faut entrer dans l’autre bataille d’Israël, celle du « lawfare » : l’art d’interpréter la loi pour permettre et justifier la poursuite d’objectifs militaires. Une autre manière de défendre des narratifs du conflit qui divergent si profondément qu’on a parfois l’impression qu’Israélien·ne·s et Palestinien·ne·s ne parlent pas du même événement.

Un excellent exemple de ce « lawfare » a été donné le 25 mai dernier, devant la Cour suprême israélienne. Six ONGs – cinq israéliennes et une palestinienne – ont déposé une requête remettant en cause la légalité des règles d’engagement encadrant l’usage de la force par les soldat∙e∙s lors des manifestations. Selon les plaignant·e·s, ces règles, trop permissives, violaient le droit international. Notamment les standards concernant le maintien de l’ordre, la loi qui doit s’appliquer aux manifestations à caractère civil. La pétition a été rejetée par la Cour suprême israélienne, qui a reconnu certains des arguments de l’armée, tout en évitant de se prononcer sur des règles d’engagement auxquelles elle n’a pas eu accès. À cette occasion, les ONGs et les juristes du gouvernement israélien ont donné des arguments permettant de mieux comprendre l’impact de l’interprétation de la loi sur le terrain. La question fondamentale était la suivante : quelle loi devait prévaloir lors des Marches du Retour ?

Une opération du Hamas

L’armée et les juristes du gouvernement israélien ont considéré que deux paradigmes de droit pouvaient s’appliquer selon les circonstances : celui de la conduite des hostilités (droit des conflits armés) et celui du maintien de l’ordre inhérent aux manifestations à caractère civil – mais en l’adaptant à une situation de conflit. Cela signifie concrètement que l’armée s’est donné le droit de tirer sans respecter les exigences de proportionnalité et d’imminence de la menace qui encadrent normalement l’usage de la force dans le droit du maintien de l’ordre. En d’autres termes, si le statut des manifestant·e·s répondait à certains critères – notamment, s’ils appartenaient à la branche armée du Hamas ou participaient directement aux hostilités – Tsahal était autorisé à tuer directement. Voilà pourquoi le gouvernement israélien a cherché à convaincre les tribunaux, et plus largement l’opinion publique, du caractère organisé et hostile des Marches du Retour. À ses yeux, les manifestant·e·s les plus violent·e·s, étaient des « terroristes » participant aux hostilités pour le compte du Hamas, ou des membres de sa branche armée, dans le but d’attaquer Israël.

Un mouvement non-militaire

Pour les ONGs au contraire, les Marches du Retour de Gaza ont été menées par des civils qui s’étaient déplacés pour plusieurs raisons, et pas seulement dans le but de détruire l’État d’Israël. La diversité des motivations en fait un mouvement populaire et non militaire. Par ailleurs, « même si ces gens étaient partisans du Hamas, cela n’en ferait pas une cible légitime : il est parfaitement possible d’adhérer au mouvement sans soutenir ses opérations militaires », soulignait un expert en droit travaillant en Israël, qui a tenu à rester anonyme. En conséquence, la force ne devait être utilisée que si les manifestant·e·s représentaient une menace imminente pour la vie des soldat·e·s. Les ONGs s’appuient ainsi sur des principes fondés sur les droits de l’homme, dont l’essence même est de ne pas être privé arbitrairement de la vie.

Cette bataille sur le statut des manifestant·e·s s’est portée bien au-delà du terrain du droit. Vérité ou manipulation pour convaincre les Gazaoui·e·s de leur sacrifice, le Hamas a ainsi proclamé haut et fort que 50 des 62 Palestinien·ne·s tué·e·s le 14 mai étaient ses partisans. Fin juin, des enquêtes approfondies étaient en cours au sein d’entités indépendantes pour déterminer les circonstances de la mort des cent dix Gazaoui·e·s touchés par l’armée israélienne. Une tâche longue et ardue, bien loin des armes et des passions qui continueront à agiter Gaza après ce douloureux printemps.

Fuir une vie infernale

Car d’une manière ou d’une autre, la situation de ses habitant·e·s doit changer. L’économie gazaouie est en lambeaux à cause du blocus israélo-égyptien sur la bande côtière, imposé en 2007 suite à la prise de pouvoir du Hamas. En 2018, le salaire moyen s’y élève à 693 shekels, contre 1074 en Cisjordanie et 10’300 en Israël, selon des projections du Bureau central palestinien des statistiques. Rationné·e·s en tout – en électricité, en nourriture, en eau, en médicaments –, de très nombreux Gazaoui·e·s rêvent de fuir cette existence infernale, par l’exil ou par la mort. De nombreux rapports documentent les niveaux intenables de dépression et de stress des civils, notamment des enfants.

Les réponses politiques ne laissent hélas que peu d’espoir quant à un changement. Fin juin, la défense israélienne se préparait à une guerre avec Gaza à moyen terme. Elle estimait que le leader du Hamas Yahya Sinwar y voyait un intérêt cynique : celui de pouvoir promouvoir la réhabilitation de Gaza grâce à l’argent qui ne manquerait d’affluer en réponse aux dégâts que provoquerait une confrontation intense et prolongée avec Israël.

Une réponse avant 2020

Quant au Premier ministre Benjamin Netanyahou, sa cote de popularité est en baisse dans les sondages d’opinion israéliens sur la manière dont lui et son cabinet gèrent le problème. « Israël a une tactique à Gaza, mais pas de stratégie : le gouvernement ne sait pas quoi faire », résume Harel Chorev, historien spécialisé dans les questions palestiniennes pour le Centre d’études stratégiques Moshe Dayan de l’Université de Tel Aviv. La situation est délicate, car Israël ne peut renverser le Hamas sans risquer qu’une organisation politique plus radicale ne gouverne Gaza. Certains espèrent que les Gazaoui·e·s eux-mêmes se révolteront contre le Hamas. Quel que soit le scénario, la situation doit absolument évoluer : selon l’ONU, en raison du blocus israélien, de la dégradation du système de santé et du très fort taux de chômage, la bande de Gaza sera invivable d’ici 2020.