Le coronavirus pousse les jeunes ultra-orthodoxes vers la sortie

Photo: IStock

L’interruption de la vie communautaire a accéléré le départ des jeunes juifs ultra-orthodoxes indécis vers le monde laïc. Un phénomène qui pousse certains rabbins à s’opposer aux mesures sanitaires imposées par l’Etat.

Rephael Germon n’a pas trente ans et il a déjà vécu trois vies. Dans la première, il était un juif ultra-orthodoxe. Dans la seconde, un parachutiste de l’armée israélienne. Dans la troisième, il est un lobbyiste branché de Tel-Aviv. Rien dans sa joyeuse aisance ne laisse soupçonner qu’il fut l’étudiant zélé d’une yeshiva, une école religieuse pour garçons : Rephael incarne triomphalement la transition vers le monde non-religieux dans laquelle il guide ses coreligionnaires. « C’est un chemin ardu : il y a les pressions de la famille, l’inadaptation au monde moderne… Ceux qui partent sont très motivés », dit le jeune homme. Ils ont l’espoir d’une vie libérée de l’application stricte des 613 commandements de la Torah, plus agréable matériellement – un foyer ultra-orthodoxe sur deux vit en dessous du seuil de pauvreté. Sans compter que la vie dans ce milieu est impossible pour celles et ceux dont l’identité sort de la norme, comme les homosexuels par exemple. La plupart de ces « sortants » sont des adolescents. « A la vingtaine on se marie puis on a des enfants et c’est ensuite quasi impossible de partir », relate Rephael.

Avec le confinement, la liberté

Le coronavirus a exacerbé le désir d’émancipation de ces jeunes. Il a toujours existé : 13.3% des ultra-orthodoxes israéliens sont partis ces trente dernières années, selon la première étude du genre publiée en décembre par l’Institut d’Israël pour la démocratie. Et un demi-million d’entre eux quitteront l’ultra-orthodoxie au cours du prochain demi-siècle, selon les projections des chercheurs. Mais depuis mars, Hillel et Out For Change, les deux organisations qui s’occupent d’eux, ont vu « doubler » le nombre des demandes d’aide de toutes sortes, affirme Rephael. Hilel compte par exemple 30% de nouveaux membres.

Pour comprendre l’influence de la pandémie, Rephael Germon nous donne rendez-vous dans une maison réservée aux jeunes soldats isolés de la ville balnéaire de Herzliya. C’est là que Shlomi a trouvé refuge. Dix-huit ans tout juste et dans l’âme, la profondeur de ceux qui ont déjà beaucoup vécu, l’adolescent a tourné le dos à ses parents et ses dix frères et sœurs en juin. « J’ai compris que je ne croyais plus en Dieu il y a des années déjà après avoir lu des livres qui m’étaient interdits, mais j’étais coincé entre les quatre murs de mon école religieuse et de la synagogue, avec un programme d’études intense, surveillé en permanence. Privé de portable et de contacts, j’étais désemparé, d’autant qu’on m’avait effrayé avec les dangers du monde extérieur », dit-il d’une voix douce. Le premier confinement lui ouvre des perspectives. « Coincé à la maison avec ma famille, j’ai compris à quel point nous étions différents. Les conflits sont devenus ingérables. Et pour la première fois de ma vie, j’ai eu du temps pour réfléchir. Il fallait que je prenne rapidement ma vie en main : mes parents voulaient me présenter des filles à épouser ».

Du temps pour réfléchir

Ce genre d’échappées belles, c’est le cauchemar de Dan Tiomkin, un sympathique rabbin qui a fait le chemin en sens inverse. Né laïc, le quadragénaire est devenu ultra-orthodoxe et dans son appartement de Jérusalem, les seules photos affichées sont celles de ses deux premiers petits-enfants. Garder les ados dans le droit chemin, c’est sa mission, spécialement délicate si l’on en croit le succès de son bouquin de conseils aux parents ultra-orthodoxes. « La crise d’adolescence, c’est un truc universel, mais quand on prône d’autres valeurs que celles du monde moderne, c’est dur à gérer. Le nombre des jeunes égarés augmente », soupire-t-il. Transmettre la foi, objet de « toute notre espérance », requiert un effort sans relâche. « Être en sécurité, c’est voir sa vie tourner autour de la Torah », affirme le rabbin Tiomkin. Un cadre rigoureux bouleversé par la fermeture des écoles religieuses et des synagogues. « Cette pandémie a exacerbé les problèmes », déplore le rabbin. Dans les esprits, les doutes ont soudain remplacé l’étude des textes religieux. « Coincé chez eux, les ados ont perdu le sentiment d’appartenir à la communauté. Ils se sont dit : si je ne suis plus un étudiant de yeshiva, je suis qui ? Et je vais où ? », regrette Dan Tiomkin qui assure voir « plus de jeunes traîner dans la rue, paumés ».

Le piège du web

Le coronavirus a fait pire. A cause de lui, les familles très religieuses sont tombées dans un piège machiavélique : celui d’Internet, puisqu’il faut bien une connexion pour continuer à étudier la Torah pendant les confinements. « Les demandes de connexion dans les quartiers ultra-orthodoxes ont explosé pendant la pandémie », relève Rephael Germon. Par le câble c’est le monde entier, ses tentations et ses possibilités, qui a fait irruption dans les maisons. De quoi alimenter les remises en question des jeunes voire hâter leurs départs en leur donnant accès à des pistes et des contacts. Un danger dont Dan Tiomkin est conscient. « Internet est très utile, mais peut nous exposer au pire des contenus », déplore-t-il en gardant un œil sur son fils de neuf ans qui prend un cours sur Zoom. Pays du judaïsme mais aussi de la high-tech, Israël a vu éclore un concept unique : l’Internet casher. Casher ? « N’en déduisez pas que nous mangeons nos smartphones, mais qu’on peut y insérer des filtres protégeant d’un contenu indésirable », dit le rabbin avec un sourire malicieux. Le porno ou la violence bien sûr mais aussi toutes sortes de distractions « face auxquelles, soyons honnêtes, l’étude de la Torah ne fait pas le poids quand on est ado. Leur vendre la religion dans un monde-supermarché à l’offre infinie, c’est un sacré défi », admet-il.

Pire que le coronavirus

Refus de fermer les écoles et les synagogues, rassemblements en masse lors de mariages et de funérailles… depuis le début de la crise, la colère gronde en Israël face à l’attitude d’une partie du monde ultra-orthodoxe, certains rabbins appelant ouvertement à la désobéissance face aux mesures sanitaires alors qu’en même temps, le virus ravage cette communauté. Même l’ex-ministre de la Santé, un ultra-orthodoxe, avait été surpris à violer les directives instaurées par sa propre administration. Une résistance qui s’explique par la défense farouche de l’autonomie quasi totale accordée aux ultra-orthodoxes dès la création de l’Etat d’Israël, par leur poids politique – sans eux, pas de coalition gouvernementale – mais surtout, par « la menace spirituelle que les mesures sanitaires font peser sur la transmission du judaïsme », affirme Dan Tiomkin. Derrière son masque qu’il n’a pas quitté depuis le début de l’entrevue, il précise : « la plupart d’entre nous applique les décisions du gouvernement mais elles sont mal expliquées, incohérentes et inadaptées à notre mode de vie. Les deux semaines d’isolement, vous les imaginez avec dix enfants à charge ? » Non… Le rabbin continue : « La préservation de la vie est fondamentale, mais cette maladie est encore mal connue et on n’en meurt pas forcément. Ces incertitudes justifient pour certains le maintien de notre patrimoine que nous chérissons depuis des siècles. Sans l’étude et la vie communautaire, nos jeunes sont perdus et notre avenir, compromis ».

Être en décalage avec le reste de la société, il l’assume. « Notre culture n’est pas adaptable car nous adapter, c’est disparaître alors que nous avons survécu aux Grecs, aux Romains, aux Croisades, aux pogroms et à l’Holocauste ». Des épreuves à côté desquelles la crise du coronavirus semble dérisoire. Pourtant, elle fissure encore les frontières établies par cette communauté en constante renégociation avec la modernité. Sans compter la crise d’autorité provoquée par la gestion du COVID-19. « Les jeunes ont bien vu que l’étude de la Torah ne protégeait pas de la maladie ou de la mort, contrairement à ce qu’affirmaient les rabbins », relève Rephael depuis Herzliya. A l’autre bout du pays et de la vision même de ce qu’est le judaïsme, le jeune Israélien n’a qu’un espoir : « Que le coronavirus permette aux juifs ultra-orthodoxes de cesser de fonctionner comme une secte ».