Israël, terre promise des familles nombreuses

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Avec 3,1 enfants par femme, l’Etat hébreu est un champion de la natalité. Les implications sociétales et environnementales de cette croissance démographique sont massives

Avoir six enfants, c’était son rêve. Cadre dans la high-tech, Corinne Norton Berzon est en bon chemin : mère de quatre filles, sa maison de Modiin, près de Jérusalem, est « plein de rires et de cris », comme elle l’espérait. Obtenir quinze minutes de calme est un petit luxe qui se négocie, à coups de crèmes glacées de préférence, avant que la petite troupe ravie se précipite dans les escaliers pour jouer à cache-cache.

Cette vie faite d’agitation et de tendresse est celle de milliers de parents israéliens. Avec 3,1 enfants par femme (1,5 en Suisse), l’Etat hébreu est le champion absolu de la natalité parmi les membres de l’OCDE. Et le seul pays au monde où cette extraordinaire fertilité n’est pas corrélée à un faible niveau d’instruction des femmes. Certes, les familles les plus religieuses sont aussi les plus prodigues : c’est parmi les Arabes israéliens (21% de la population) et les juifs ultra-orthodoxes (12%) que l’on trouve le plus de bambins. La photo du président américain Joe Biden s’inclinant devant la cheffe d’équipe du président israélien Rivlin, ultra-orthodoxe mère de treize enfants, a marqué les esprits. Mais « l’envie d’avoir plusieurs enfants transcende les questions religieuses », soutient Corinne Norton Berzon.

Les raisons de cette extraordinaire natalité sont multiples. Selon la foi juive, faire descendre des âmes sur terre en mettant des enfants au monde est une mitzva, une bonne action, et un homme ne s’acquitte de son devoir ici-bas que s’il a eu au moins un garçon et une fille. « Et puis donner la vie c’est affirmer notre existence », affirme Corinne Norton Berzon, sa cadette dans les bras. L’ombre de l’Holocauste, le conflit avec les voisins palestiniens et au-delà, arabes sont souvent invoqués en Israël pour justifier cette situation unique. Mais ces explications sont réfutées par le célèbre démographe israélien Sergio Della Pergola. « Les Israéliens font des enfants pour le bonheur de la famille et parce qu’ils sont fondamentalement optimistes quant à l’avenir, malgré tous les problèmes du pays. Il y a la conviction que la prochaine génération améliorera le monde ». On est bien loin du pessimisme qui domine en Europe.

Ce désir intime est soutenu massivement par l’Etat dès les premiers instants de la vie. Israël est le seul pays au monde qui finance de manière illimitée et quasi inconditionnelle la procréation médicalement assistée. Les femmes jusqu’à l’âge de 45 ans en bénéficient, jusqu’à deux naissances vivantes, et quel que soit le nombre d’enfants dont elles sont déjà mères. Les crèches sont massivement subventionnées et nombreuses au point qu’il est possible de trouver une place pour son enfant en moins d’un mois. Un héritage du modèle socialiste du kibboutz qui dans ses premières années, prenait en charge les enfants dans une maison communautaire dont ils ne sortaient pour voir leurs parents que le week-end.

Voilà qui pourrait faire rêver certains parents, mais le rêve israélien a des sérieux revers. Les structures de garde sont bien moins réglementées qu’en Suisse, ce qui fait que leur qualité laisse parfois à désirer. Et puis, si les enfants sont facilement gardés à 100%, c’est parce qu’il est impossible en Israël de vivre sur un seul salaire, si ce n’est dans la high-tech : comparé aux revenus, le coût de la vie est faramineux. La blague ne dit-elle pas : « Comment devenir millionnaire en Israël ? En arrivant milliardaire » ? A Modiin, Corinne Norton Berzon relève d’ailleurs que le congé maternité n’est « que de 14 semaines. Le père, lui, n’a quasi rien. Ici, il faut faire des enfants, mais revenir bosser rapidement ! »

A cela s’ajoute le stress que subissent les femmes. Le proverbe juif ne dit-il pas : « Dieu ne pouvant être partout, il a créé la mère » ? Avec un soupir, Corinne Norton Berzon énumère. « Elever une grande famille. Être une cuisinière hors pair. Régner sur une maison immaculée. Fabriquer la tresse de shabbat soi-même. Rester mince en résistant à la tentation de se goinfrer de ses propres plats délicieux. Savoir ce qui se passe dans le monde. Avoir du temps pour son mari… » Le fardeau pèse aussi sur les femmes qui ont un « seul » enfant ou pire, aucun. Perçues comme anormales, elles subissent une pression sociale particulièrement forte.

L’incroyable natalité israélienne pose enfin des questions épineuses quant à l’avenir. Avec une croissance démographique de 2,1% par an soit quatre fois plus élevée que les autres pays développés, Israël gère des problèmes qu’on ne rencontre habituellement que dans des nations défavorisées. D’une superficie deux fois moins importante que la Suisse (22’145 km2 contre 41’285 chez nous), sans compter qu’un tiers du territoire est occupé par le désert du Néguev, Israël comptera 20 millions d’habitants en 2065 (9 millions actuellement) si la croissance actuelle se poursuit. Un cauchemar en termes de routes, de logements, d’écoles, de lits d’hôpitaux, que l’on commence déjà à ressentir aujourd’hui dans le centre du pays congestionné. Inquiet, le démographe israélien Alon Tal tire la sonnette d’alarme. « La quantité de la vie porte atteinte à la qualité de la vie. Et les dommages infligés à la nature sont considérables : chaque année, 21 kilomètres carrés d’espace ouvert sont transformés en bâtiments ».

Fraîchement élu, le Premier ministre Naftali Bennett a déclaré vouloir faire d’Israël le nouveau Singapour mais Alon Tal n’y croit pas. « L’incapacité israélienne à planifier sur le long terme me fait penser que ce pays ressemblera davantage à Mumbai », tacle-t-il. Pour éviter ce scénario, le démographe espère convaincre ses compatriotes de se limiter à deux enfants. Une révolution familiale selon lui indispensable. « Nous sommes restés coincés dans les années 1950 quand on sortait de l’Holocauste et qu’il fallait bâtir une souveraineté juive. Maintenant que l’existence d’Israël est assurée, il faut se concentrer sur l’existence en Israël et abandonner ces fantasmes pionniers qui en altèrent la qualité sur le long terme », conclut-il.