Israël, une «start-up nation» façonnée par l’armée

Un militaire israélien. Photo: IStock

«Ecole de la nation», selon l’expression du fondateur de l’Etat hébreu, David Ben Gourion, Tsahal joue un rôle fondamental dans l’économie et la société israéliennes

Rami Ben Efraïm est un homme heureux. Discrètement immergée dans les oliviers d’un village de Galilée au nord d’Israël, sa demeure semble tout droit sortie d’un catalogue de vacances. Ancien général de l’armée de l’air devenu le patron millionnaire d’une dizaine de start-up actives dans la cybersécurité, le quinquagénaire incarne la success story à l’israélienne: celle qui s’écrit entre le monde de l’armée et celui du business.

On surnomme la plaine côtière d’Israël la Silicon Wadi, du mot arabe «wadi» signifiant vallon. L’Etat hébreu a beau posséder un écosystème économique bien plus petit que celui des Etats-Unis, il est pourtant le pays au monde qui compte le plus de start-up par habitant, et la nation de l’OCDE qui investit le plus dans la recherche et le développement. Aujourd’hui, un employé israélien sur dix travaille dans le high-tech, offrant au pays 15% de son produit intérieur brut et 25% du montant des impôts alors que les produits conçus par ce secteur représentent 43% des exportations.

Un savoir-faire militaire contre des alliances

Un marché dans lequel les biens et services liés à la défense tiennent une place prépondérante puisque la moitié des start-up et PME du pays actives dans les technologies travaillent dans ce domaine. L’Etat les encourage fortement à vendre à l’étranger: «Le millier d’entreprises israéliennes dont les produits sont assimilés à des armes doivent obtenir une autorisation du Ministère de la défense pour exporter. Il approuve plus de 95% des demandes, et ses critères sont totalement opaques», relève l’avocat Itay Mack, spécialiste des exportations d’armes et de technologie de guerre. En 2021, le scandale Pegasus, du nom du logiciel produit par NSO Group qui avait permis d’espionner des milliers de politiciens, activistes et journalistes dans le monde, ne l’avait pas surpris. «Cela fait des années qu’Israël troque son savoir-faire militaire contre des alliances diplomatiques», disait-il alors.

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Une expertise qui plonge ses racines «dans la disproportion entre la taille de l’Etat hébreu et l’ampleur de la menace. Miser sur l’intelligence humaine pour développer les technologies palliant ce déséquilibre était la seule façon de s’en sortir», commente dans son bureau de Tel-Aviv le président de l’agence spatiale israélienne, Isaac Ben-Israël. Tsahal – acronyme de Tsva Hagana LeIsrael, Armée de défense d’Israël –, a donc comporté un corps scientifique dès sa naissance, aidée par l’Institut Technion à Haïfa (établi en 1912), l’Université hébraïque de Jérusalem (1925) et l’Institut Weizmann (1934). Depuis, l’élan est porté par chaque génération qui passe par «l’école de la nation», comme la définissait le père de l’Etat, David Ben Gourion, qui voyait en l’uniforme le moyen de construire l’identité israélienne.

L’unité 8200, bootcamp des milliardaires

Dans ce pays, le service militaire est le rite de passage par excellence vers l’âge adulte. D’une durée de deux ans et demi pour les filles et trois pour les garçons, la majorité des recrues le conçoivent comme un lieu de développement personnel et professionnel. Ceux qui refusent de servir, dans les segments de la société où c’est l’usage de le faire, sont une infime minorité. Cela tient, bien sûr, au sentiment collectif de la fragilité de l’Etat hébreu et du destin juif. «Chacune de nos fêtes répète un même scénario: nous sommes menacés d’extinction, sauvés par un miracle divin… puis nous passons à table», résume avec un sourire le psychologue israélien David Senesh, ancien prisonnier de guerre.

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A cela s’ajoute qu’Israël, une des rares démocraties à maintenir la conscription obligatoire, a «su adapter son armée aux exigences du capitalisme», affirme Amichaï Cohen, analyste à l’Institut d’Israël pour la démocratie. Elle offre, aux recrues sélectionnées pour les meilleurs emplois, trois outils essentiels à la création de start-up: des connaissances, un réseau et une culture de travail. «Les unités technologiques et les pilotes forment l’essentiel des talents. Les premiers développent l’expertise cyber, les deuxièmes sont des as dans l’usage des techniques les plus complexes», explique l’ancien général Rami Ben Efraïm. Le quinquagénaire aux yeux vert clair compare les unités technologiques 8200, 81 et celle des «chercheurs» à Stanford, Harvard ou au MIT. Dans la 8200 et la 81, les soldats développent des compétences en encryptage et sécurité de l’information ainsi que des solutions permettant de mener ou contrer des cyberattaques. Cette unité abrite aussi les écoutes de Tsahal, les analystes du renseignement classique et de nombreux soldats formés aux sciences humaines et à la stratégie politique du Moyen-Orient. Quant aux «chercheurs», il s’agit des quelques dizaines de très jeunes scientifiques parmi les plus brillants du pays, ayant pour mission d’identifier des faiblesses dans les systèmes informatique et cellulaire. Le nombre de start-up à succès créées par les vétérans de l’unité 8200 est si important qu’elle a été surnommée le «boot camp des milliardaires» – les patrons de NSO Group en sont par exemple issus.

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Porter l’uniforme, intégrer ses codes et vivre ses expériences a pour effet de créer un réseau d’individus qui partagent le même langage. Un phénomène renforcé encore par le fait qu’en Israël, ce pays deux fois plus petit que la Suisse, tout le monde se connaît. «Ici, on n’entre dans le club des décideurs que si on a servi dans Tsahal. Le monde des start-up est un vaste cercle d’amis», explique Rami Ben Efraïm qui ne s’entoure que de vétérans qu’il paie ensuite des salaires mirobolants. «Nous parlons le même langage. Ils ne me trahiront pas», commente-t-il en sirotant son café dans son immense salon.

La rédemption par les armes

«Alors, c’était comment de servir dans l’unité 8200?» A la question tirée comme un missile, Walid manque de s’étouffer dans son knafeh, cette sirupeuse pâtisserie arabe. Quelques échanges dans un restaurant d’un village au nord du pays, et voilà le quadragénaire débusqué. Accro aux nouvelles technologies, détenteur d’un très gros poste dans un ministère israélien: l’homme avait le profil typique d’un vétéran. Lorsqu’il accepte de parler à condition que son anonymat soit garanti, Walid, commandant dans une unité technologique, raconte avoir mis «une semaine à trier les propositions envoyées par des entreprises» lorsqu’il a quitté l’armée à la vingtaine. «Lorsque je n’avais pas les qualifications requises, les recruteurs me disaient: ce n’est pas grave, on va te former. La méfiance qu’aurait pu susciter mon identité a été dissipée par ma réussite militaire», raconte-t-il avec un sourire. Une histoire qui montre le poids de l’armée dans un CV, car Walid est Druze, une minorité issue de l’islam d’environ 130 000 personnes, largement méconnue des Israéliens. Il se trouve que cette communauté établie dans le nord du pays a pris très tôt la décision de servir. «Israël est la meilleure chose qui soit jamais arrivée à notre communauté. Notre existence dans le monde arabe était très précaire», soutient Walid.

Porte d’entrée vers le succès, l’armée est aussi la promesse d’une seconde chance pour les jeunes déroutés, qu’ils soient nouveaux immigrants, en rupture avec leur milieu ou issus de milieux défavorisés. Nikita Tyomkin est l’un de ces born again sortis de la violence de la rue grâce à celle de la guerre. Les paradoxes de cette rédemption transpirent dans chaque geste de ce jeune Russe d’à peine 30 ans, bâti comme un roc. Une cave éclairée d’une ampoule jaune lui sert de bureau, en plein milieu du quartier des affaires de Tel-Aviv. La scène hollywoodienne de l’interrogatoire auquel il se livre lui-même, sur les douces variations de son quatuor préféré de Schumann.

Arrivé de Russie en 1998 lors de la vague d’immigration post-URSS, Nikita et sa famille se retrouvent parqués dans un quartier défavorisé de Beersheva, à la lisière du désert du Néguev. Délaissé par des parents qui triment jour et nuit, il intègre rapidement une bande russe qui fait la guerre aux Ethiopiens et aux Marocains du quartier. «On fumait, on buvait, on volait, on trafiquait, on tapait», raconte Nikita. La boxe est une révélation. Devenu champion d’Israël, il est arrêté plusieurs fois puis emprisonné après avoir failli tuer un rival. A l’ombre, il réalise qu’il n’a pas d’autre issue que l’armée pour s’en sortir et se bat pour intégrer une brigade dédiée aux jeunes en rupture. «Un camp de la dernière chance où la discipline était extrême. J’avais vécu comme un animal. Ils ont fait de moi un homme», dit Nikita, une larme perlant dans son œil bleu glacier. Et pour lui, être un homme, c’est être un guerrier. «Dans le chaos et les décombres, je suis chez moi. Quand j’ai une arme dans les mains, je ne ressens plus rien», dit l’Israélien avec passion. Nikita mène plusieurs incursions à Gaza, grade, puis réalise son rêve: lui qui était illettré étudie et sue sang et eau pour devenir avocat, obtenant une place dans un des meilleurs cabinets avant de se tourner vers le business. Dans son temps libre, il parle des bienfaits de l’uniforme aux jeunes en rupture. «L’armée m’a sauvé la vie», soutient le jeune Israélien, dans un hébreu teinté d’accent russe.

Hors de Tsahal, une autre voie de salut

Et pour ceux qui refusent d’y servir, le chemin vers le succès est particulièrement ardu. Un tiers d’Israéliens écrivent pourtant l’histoire de la tech hors de Tsahal: les Juifs ultraorthodoxes et les Arabes israéliens, qui représentent respectivement 13 et 21% de la population environ. Les premiers, des juifs très pieux, estiment que la conscription éloignerait les jeunes de l’étude de la Torah et de la pratique religieuse. Ils en sont exemptés en vertu d’une «lettre du statu quo» signée en 1948 par le fondateur, David Ben Gourion. Il s’y engageait à respecter l’indépendance de cette communauté afin de calmer sa colère à l’idée que l’Etat serait bâti par un laïc et non le Messie tant attendu.

Quant aux Arabes israéliens, descendants des 200 000 Palestiniens restés vivre dans le territoire de l’Etat d’Israël en 1948, ils sont exemptés de l’armée en raison de leurs liens avec les Palestiniens de Cisjordanie, Jérusalem-Est, Gaza et des pays arabes environnants. La moitié des PME et start-up étant actives dans le domaine de la sécurité, ils sont aussi victimes de la méfiance des employeurs. Par conséquent, «seuls 350 ingénieurs arabes travaillaient dans le high-tech jusqu’en 2008», affirme l’entrepreneur arabe israélien Hans Shakour, à la tête d’un incubateur à start-up à Nazareth. Arabes et juifs pieux ont les mêmes problèmes, mais les ressorts sont différents, relève l’entrepreneur. «Les ultraorthodoxes veulent se préserver, nous voulons nous intégrer.»

Concilier l’application stricte de 613 commandements religieux avec le développement de technologies dernier cri, c’est ce qui motive Moshe Friedman. Kamatech, sa plateforme destinée à soutenir les entrepreneurs ultraorthodoxes, se tient d’ailleurs à la lisière entre le monde de Dieu et celui des affaires, dans le gratte-ciel vertigineux de la rue Metsada qui donne sur la ville la plus uniformément pieuse du pays: Bnei Brak. «Seuls 2,3% des employés de start-up sont ultraorthodoxes. Il y a un enjeu d’instruction – les maths et l’anglais ne sont souvent pas enseignés dans nos écoles – mais aussi de réseau. Ici, 60% du recrutement se fait par les copains de l’armée», déplore ce fils et petit-fils de rabbin en remettant machinalement sa kippa noire en place.

Une armée dépassée par le secteur privé

L’avenir donnera raison aux efforts de Moshe Friedman et Hans Shakour. D’abord, parce que la démographie joue en leur faveur: l’économie israélienne n’aura pas d’autre choix que d’intégrer ces citoyens toujours plus nombreux. A cela s’ajoute que la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur de la tech décuple les opportunités. «Entre 1985 et 2014, environ 50 Arabes recevaient chaque année un master dans un domaine permettant de faire carrière dans les start-up. Aujourd’hui, il y en a plus de 6000 par an. Le visage de l’économie israélienne est en train de changer radicalement», affirme avec satisfaction Hans Shakour.

Celui de l’armée aussi, dépassée par le secteur privé qu’elle a contribué à développer. «Avant, Tsahal menait la danse dans la conception des technologies. Mais le secteur privé avance tellement vite qu’aujourd’hui, nous essayons simplement de nous adapter», avoue Michal Frenkel, lieutenant-colonel à la tête du département de l’innovation de Tsahal. Retenir les talents est un sacré enjeu. Que pèse la valeur du service au pays face aux salaires mirobolants du secteur privé? Extrêmement réactive, l’armée élabore en permanence des solutions «en discussion, souvent, avec le secteur privé», relève l’ancien général Rami Ben Efraïm, mais les militaires sont inquiets. «Tsahal se voit divisée entre armée régulière et armée des start-up. C’est très nouveau et personne ne sait où cela mène notre défense», explique l’analyste Amichaï Cohen, de l’Institut d’Israël pour la démocratie.

«Nous nous comportons comme des agents de la Stasi»

Entre les impératifs du business et les nécessités de l’armée, où va Israël? «Dans la mauvaise direction», Doron en est convaincu. Avec son chandail crème en laine épaisse, son smartphone dernier cri et son vélo noir un peu déglingué, il a la dégaine du trentenaire bobo made in Tel Aviv. Si vous osiez soutenir le regard que cachent ses grosses lunettes d’intello, un autre homme vous apparaîtrait pourtant: l’officier de l’unité de cyberespionnage 8200 qu’il fut pendant six ans. Au contraire du héros de la série Netflix Fauda dont j’ai tiré son pseudo puisqu’il a exigé l’anonymat, le Doron que j’ai en face de moi a décidé de cesser d’espionner les Palestiniens. C’est ce qu’il a annoncé en 2014 avec 42 autres vétérans, dans une lettre adressée au premier ministre Netanyahou, après avoir servi la célèbre unité 8200 de 2003 à 2009. «Je n’ai aucun problème à surveiller les Syriens ou les Iraniens. Ils ont un Etat, une armée, un service de renseignement. Les Palestiniens ne possèdent rien de tout cela, pas plus qu’ils ne sont protégés par une juridiction nationale. Ils vivent dans les limbes et nous, nous nous comportons comme la Stasi», soutient le vétéran.

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Un Etat en alternance

Avoir 18 ans. Contribuer à ce système. Et se taire, car «c’est par le silence que nous servons notre pays. Nous sommes des combattants sans blessures apparentes», dit Doron, le regard au loin. Ces douleurs sont le prix à payer pour que perdure ce pays pas tout à fait en guerre mais jamais en paix, qui avance entre rage de vivre et angoisse existentielle. Tantôt civils, tantôt militaires, les Israéliens vivent en alternance. Un état particulier sur lequel repose tout leur complexe militaro-industriel.

A Tel-Aviv, sur la place Yizhak-Rabin caressée doucement par le vent, Doron lève le regard vers le mémorial marquant l’endroit où fut assassiné l’homme qui aurait pu changer sa destinée. «Si seulement nous pouvions investir notre intelligence et nos capacités ailleurs que dans la prochaine guerre, ce pays serait bien différent. Je prie pour que mes descendants voient ce jour advenir», conclut l’ancien espion, avant de disparaître à vélo dans l’obscurité.

Cet article résume la grande enquête en cours de publication sur Heidi.news: «Ouvrir la boîte noire de Tsahal», réalisée avec le soutien de la bourse Jordi pour le journalisme.