Les deux villages suisses qui parlaient yiddish

Photo: IStock archives

La paisible Argovie cache un trésor: les vestiges de quatre siècles de présence juive en Suisse. Un sentier retrace l’étonnant héritage de Lengnau et d’Endingen.

La campagne argovienne: des dizaines de kilomètres de pâturages, de magnifiques fermes, un paysage imperturbable sous un soleil radieux. C’est au milieu de ce canton si tranquille que s’écrit une page importante de l’histoire suisse.

Car pendant quatre cents ans, les communes de Lengnau et d’Endingen sont les témoins de la présence juive en terre helvétique, strictement circonscrite: la communauté israélite a eu, jusqu’en 1866, l’interdiction de s’établir ailleurs. Tolérée, acceptée même, mais pas intégrée. Une attitude courante en Europe jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Confinés dans ces deux bourgs, les juifs y ont laissé leur empreinte. Il s’agit d’organiser la vie de la petite communauté, qui compte, en 1850, 900 personnes à Endingen (50% de la population) et 525 à Lengnau (30% de la population). Synagogues, mikveh, cimetière, écoles et boulangerie casher ont reçu en 1993 le Prix de la protection de l’héritage culturel d’Argovie.

Sur les traces du Sentier culturel juif imaginé par les communes, Franz Laube, un agriculteur catholique aux yeux bleus et au franc sourire, est mon guide. La visite commence dans la synagogue de cette petite commune, dans laquelle l’Argovien me dresse un portrait de la vie juive d’alors. «Les israélites étaient commerçants, puisqu’ils n’avaient pas le droit de posséder la terre. Ceux qui vivaient ici sont venus d’Europe orientale, ils parlaient le yiddish.» La Seconde Guerre mondiale a eu un impact ici aussi. «Près de septante juifs allemands ont été accueillis à la hâte à l’arrivée du nazisme», souligne Franz Laube. Il faut dire que la frontière allemande n’est pas loin…

Nous partons explorer les ruelles de Lengnau. La synagogue est incontournable. Construite en 1874, elle accueille alors 500 fidèles. Elle est venue remplacer le premier lieu de culte juif de Suisse, construit en 1750 lorsque la petite communauté comptait trente-neuf familles. Dans Lengnau, on ne manquera pas non plus la boulangerie Matzo, utilisée à ses débuts aussi comme bain rituel et comme école. «Le mot matzo désigne le pain sans levain consommé à Pâques pour commémorer la fuite d’Egypte», précise Franz Laube. Le bâtiment, situé au détour d’une ruelle, est laissé à l’abandon depuis 1993.

Passant devant une maison juive typique, mon guide raconte que, les juifs n’ayant longtemps pas eu le droit d’acheter de biens, ils louaient leur logement. Deux familles, chrétienne et juive, vivaient alors sous le même toit… mais avec des entrées séparées: il était interdit de se mêler aux israélites…

Cimetière juif
De retour sur la place du village, Franz Laube me propose de voir le cimetière juif, à vingt minutes à pied de Lengnau. Ce lieu paisible, construit en 1750, rappelle le fameux cimetière juif de Prague. Les pierres tombales gravées en hébreu sont entourées d’arbres centenaires, d’herbes folles. La tradition israélite veut que les restes des défunts ne soient déplacés sous aucun prétexte. Se promener dans ce vieux cimetière ressemble donc à une visite dans un musée à ciel ouvert où chaque pierre tombale est un morceau de la vie juive d’Argovie. Du côté d’Endingen, ne manquez pas la synagogue construite en 1764 et agrandie en 1852. Le style arabo-islamique de l’intérieur rappelle l’héritage oriental du judaïsme. Endingen compte également des résidences juives typiques, une école, un mikveh et un abattoir rituel.

Quatre cents ans de présence juive. Cela fait longtemps que plus personne ne parle yiddish à Lengnau ou à Endingen: les descendants des commerçants argoviens juifs ont été chercher ailleurs – dans d’autres cantons ou plus loin – la suite de leur histoire. Ce sont désormais les pierres qui parlent. Ce qu’elles ont à raconter est notre histoire à tous: celle de la coexistence. Venez les écouter.
Les deux villages suisses qui parlaient yiddish