Pour la Syrie, terre d’accueil des réfugiés irakiens, la barque est bientôt pleine

Depuis l’invasion américaine, la Syrie a accueilli 1,5 million d’Irakiens presque sans assistance internationale. Cet afflux de réfugiés menace l’équilibre du pays.

La Syrie est en ébullition. Destination touristique modérément appréciée des Occidentaux de nos jours, Damas reste en revanche très prisée par les Arabes, et voit défiler dans ses souks et ses mosquées toutes les nationalités de la région. Précisons que les citoyens des pays membres de la Ligue arabe n’ont pas besoin de visa pour entrer en Syrie, pour y posséder des biens et pour y travailler.

Une seule nation fait exception à la règle, l’Irak, et ce depuis le 10 septembre dernier. En effet, une loi interdit désormais aux Irakiens de se réfugier en Syrie sans visa, ce qui était le cas jusque-là. Les Irakiens ne peuvent plus travailler en Syrie, ni être propriétaires. Les futurs réfugiés devront aussi repasser la frontière dans l’autre sens tous les trois mois, ce qui signifie pour eux retourner en Irak, puis revenir en Syrie, où on leur renouvellera leur permis. Paraît-il…

Depuis l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, le flot des réfugiés irakiens en Syrie n’a pas cessé. Leur nombre atteint aujourd’hui le chiffre record de 1,5 million de personnes, ce qui menace dangereusement l’équilibre démographique et économique de la Syrie.

De plus en plus incontrôlable
Un ancien conseiller de feu le président Hafez Al-Assad estime que le gouvernement syrien ne sait plus comment gérer cette situation à la limite du supportable. «Nous sommes une terre de refuge, l’accueil que nous avons offert aux réfugiés palestiniens de 1948 le prouve. Plusieurs leaders irakiens de l’opposition vivent ici depuis quarante ans. Ils sont bien intégrés, mais cette récente émigration de masse est totalement inédite pour nous.» Face au gouvernement syrien désarçonné, le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) fait figure de sauveur pour des milliers de victimes échappées de l’enfer irakien. Ayant obtenu difficilement, en avril dernier, l’aval du gouvernement syrien pour l’ouverture d’un centre d’enregistrement et d’aide aux réfugiés, dans un des quartiers de Damas, le HCR est débordé.

Il l’est d’autant plus qu’il est la seule entité internationale humanitaire autorisée en Syrie. Astrid van Genderen Stort, porte-parole du HCR, tente de sensibiliser les médias occidentaux aux problèmes titanesques que doit affronter aujourd’hui la Syrie. «La loi du 10 septembre dernier est une façon de tirer la sonnette d’alarme. Plus de 4,2 millions d’Irakiens ont quitté leur foyer et errent quelque part en Irak ou ont fui à l’étranger. Hors des frontières irakiennes, la majorité se trouve ici. Si cela continue, 10% de la population vivant en Syrie sera irakienne!» Ce que ne dit pas la porte-parole, c’est que le gouvernement américain ne délivre que 15 000 visas par année aux Irakiens qui fuient la guerre. Et qu’il n’accorde pas un dollar à la Syrie pour le poids humain qu’elle endure.

Frontières perméables
«En une année, confie Astrid van Genderen Stort, seules 120 000 personnes sont passées par nos bureaux, à Damas. C’est peu.» Le chaos est en effet total, les réfugiés étant dispersés dans toutes les villes de Syrie. Aucun camp n’a été construit à leur intention. Par ailleurs, beaucoup de familles réfugiées le sont illégalement, les frontières syro-irakiennes étant situées en plein désert et très perméables. Terrorisés à l’idée d’être refoulées vers l’Irak, ces malheureux n’osent demander l’assistance de personne.

A l’entrée des bureaux du HCR à Damas, c’est bien souvent le désespoir. L’attente quotidienne n’en finit plus. Les visages sont tendus. Les ambassades étrangères n’accordent des visas qu’au compte-goutte, et uniquement aux cas humanitaires les plus graves. Un homme, dans la foule, cache sa détresse derrière un sourire poli. Cet ancien officier dans l’armée irakienne promène depuis des semaines son angoisse d’une ambassade à l’autre… «Personne ne veut de moi, personne ne veut plus de nous», s’exclame-t-il. «Je n’ai pas de famille en Europe ou aux Etats-Unis qui puisse m’aider financièrement. Comment vais-je survivre? Ma famille est restée en Irak car elle n’avait pas assez d’argent pour fuir.»

«Les voilà toujours là»
Jaramana, une des banlieues de Damas, est un haut lieu de l’émigration irakienne. S’y côtoient des immeubles surpeuplés, des chantiers en construction. Dans la poussiè- re des rues de cette ancienne zone agricole, des enfants jouent… Les odeurs se mélangent. Nous arrive, par bouffées, le parfum du jasmin, la fleur tant aimée des Syriens. A Jaramana, la présence des Irakiens date de 2002 déjà, du temps de Saddam Hussein. Des chrétiens irakiens furent les premiers à s’y installer. En 2003, six mois après le début de la guerre, l’émigration en masse a commencé à arriver. Souad Youssef, pharmacienne, cinquante ans, fait partie de la deuxième vague. Catholique pratiquante, elle apprécie la tranquillité des lieux: «La vie à Jaramana est agréable, je connais tout mes voisins. La majorité vient de Bagdad ou du centre du pays. Les chrétiens d’Irak sont rassemblés ici, les Chiites à Saida Zeinab, où ils ont une mosquée, et les Sunnites à Qudsia.»

L’hospitalité, malgré tout
Un Syrien, habitant du quartier et qui tient à rester anonyme, me confie que les Irakiens sont de moins en moins bien accueillis en Syrie. «Au début, on croyait qu’ils allaient s’installer pour quelques temps, et les voilà toujours là.» Des bagarres éclatent en effet entre Irakiens et Syriens malgré l’omniprésence des services de sécurité. Pour éviter des heurts, le gouvernement maintient le riz et le pain à prix fixes mais jusqu’à quand? Les problèmes de logement et de nourriture sont des bombes à retardement. Mais rien n’arrêtera l’hémorragie, semble-t-il. Selon un Bagdadi arrivé il y a deux mois à Damas, «les Occidentaux ne se rendent pas compte à quel point c’est intenable là bas. La mort est dans la rue, chez soi, partout.»

Ce père de famille dresse un tableau cauchemardesque de la vie à Bagdad. «Tu remercies Dieu de revenir vivant quand tu sors acheter du pain. Accompagner mes filles à l’école? C’était le parcours du combattant. Plus de vie sociale. Notre seule distraction, conclut-il, en adepte de l’humour noir, était de profiter, entre deux coupures d’électricité, de téléphoner à notre famille… pour savoir s’ils étaient encore vivants.» «Un jour, poursuit-il, un convoi américain a tiré dans le tas en plein milieu d’une avenue, leur façon à eux de se frayer un passage dans les embouteillages sans doute… J’étais dans ma voiture avec mes trois enfants. Et là, j’en ai eu marre, j’ai décidé de partir.»

La famille plie bagages, loue une voiture pour 700 dollars et en douze heures, rejoint la frontière syrienne. «Sur la route, la trafic était infernal. J’avais heureusement préparé tous nos papiers, et le passage n’a pas posé problème.» Ce riche propriétaire terrien loue l’hospitalité syrienne. Il a été «reçu comme un invité, pas comme un réfugié.» Lui a eu de la chance.

Réfugiés irakiens en Syrie