Itinéraires d’une reporter engagée

itineraires-dune-reporter-engageejpg_page1Ecrivain, photographe, journaliste, la Genevoise Laurence Deonna a parcouru le monde pendant quarante ans afin de donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas. Sa vie mérite d’être racontée alors que sort son douzième livre.

Ne vous fiez pas à sa carte d’identité qui indique plus de septante printemps: Laurence Deonna est une jeune fille. Quiconque la rencontre sent, dans cet être généreux, fleurir une extraordinaire vitalité, à la mesure des mille rencontres, découvertes et étonnements qui jalonnent sa vie. L’appartement genevois dont elle a fait son refuge, avec son mari égyptien Farag, donne un aperçu de son monde, et quel monde! Objets en pierre et en bois, peintures, tapis, shisha et verres à thé arabes donnent au visiteur un avant-goût de voyages merveilleux. On n’a qu’une envie en la voyant Laurence Deonna, ou le bonheur d’avoir décidé elle-même du tracé de sa vie. femmes dans ce décor: vite prendre un billet d’avion et partir! Et puis, aussi, s’engager pour les autres. Car cette reporter au long cours qui a tant publié de livres et d’articles est mue, outre sa passion de l’écriture, par le souci d’autrui et le refus de la guerre et de la violence.

A l’origine de son engagement pacifiste obstiné, un drame: alors qu’elle n’a que 13 ans, elle assiste à la mort de son frère de 7 ans, qui se tue accidentellement avec un revolver. «La douleur atroce de ma mère, la vision de ce pistolet qui nous avait tout pris m’ont convaincue à jamais de cette vérité: le monde est invivable tant qu’il existe des armes», raconte-t-elle avec émotion. Il faudra plusieurs années avant que cette indignation prenne forme et la lance sur les routes du Proche-Orient avec, pour tout bagage, un stylo, un appareil photo et sa joyeuse insouciance.

Des petits boulots
Laurence Deonna vit sa jeunesse à Genève «et dans les années cinquante, croyez-moi, c’était le couvent! A l’école, maquillage et pantalons sont interdits, il faut se tenir droite, ne pas répondre…» Son âme rebelle étouffe. Laurence fugue de trois pensionnats et quitte l’école à 16 ans. En désespoir de cause, son père, conseiller national et président d’Economiesuisse, demande le minimum à sa fille anticonformiste qu’il adore: un diplôme de secrétaire. «Ça m’a été immensément utile par la suite.» Laurence fait des petits boulots. «Comme secrétaire auprès d’un écrivain raté, qui m’a appris tout ce que je ne devais pas faire», ou conduisant «un camion vingt tonnes, mais ne l’écrivez pas, les lecteurs ne vont pas le croire»! Elle travaille aussi dans une galerie d’art.

Et, alors que la guerre des Six Jours de 1967 vient de commencer, rencontre un photographe. «Il m’a dit: pourquoi ne pas faire du reportage à deux voix? Moi, j’irai en Israël et toi, en Jordanie.» Laurence, qui en a assez de vendre des tableaux, n’hésite pas. Ce Proche-Orient qui se déchire la révèle à elle-même: «J’ai compris que j’étais faite pour être témoin. Ces terres étaient mon biotope: c’est comme si je revenais à la maison après une longue absence.» Alors que les journalistes sont en Israël, elle s’aventure dans les pays arabes. En Jordanie, elle qui se sent «aussi incongrue que la vie sur la planète Mars» est reçue «aussi bien qu’une correspondante du New York Times!» Elle se risque ensuite en Syrie, ce pays vaincu inaccessible. «Je voulais faire un scoop!»

C’est à bord d’une 2CV «vieille comme Mathusalem» que le miracle se produit: à la frontière, elle attendrit un jeune soldat dont la famille vit en Argentine en lui parlant espagnol. Elle lui demande de faire s’écarter les tanks postés à la frontière pour la laisser passer. «Je ne saurai jamais ce qu’il a dit à ses supérieurs mais, dix minutes plus tard, nous pouvions y aller.»

Plus rien à perdre
L’épisode lui apprend que sans l’aide des autres, un journaliste n’est rien. La nuit de septembre 1972 où elle apprend la mort de ses parents dans un accident de voiture, elle retient une autre leçon, terrible: plus personne ne l’aimera inconditionnellement. Alors, la jeune femme de 33 ans qui n’a plus rien à perdre décide que sa vie sera consacrée au reportage à l’étranger. Et se transforme peu à peu en écrivain pour «faire parler ceux qu’on n’entend jamais». Ce sera La guerre à deux voix (Ed. Labor et Fides), un succès. La reporter s’est faite la porte-parole de femmes, en Israël et en Egypte, qui ont perdu un frère, un mari, un fils. Tout en pensant à sa mère, «dont l’immense souffrance était devenue muette»… Ce livre sera suivi de onze autres, tous traduits. Elle se rendra dans une trentaine de pays et recevra plusieurs prix, dont celui de l’Unesco pour l’éducation à la paix en 1987. Actuellement, elle cherche à rendre hommage aux femmes suisses vivant à l’étranger, «celles dont on ne parle pas, parce qu’on considère toujours que les hommes sont plus intéressants».

Sa vie libre ne plaît pas à tout le monde. «Comme Ella Maillart, ma mentor et amie dès 1979, j’ai toujours eu la réputation d’être givrée». En même temps, elle fait rêver des générations de journalistes en quête d’aventure. Il faut le souligner aussi: Laurence Deonna est une chanceuse, une vraie. Le grand Joseph Kessel ne disait-il pas: «Le reporter qui n’a pas de chance, c’est une faute professionnelle»? Et puis, elle sait jusqu’où elle peut «aller trop loin».

Il y a pourtant un prix à payer pour cette vie: la solitude des retours, après les mille émotions vécues ailleurs. Farag, son mari, lui permet depuis 1974 de cheminer moins seule. Et d’affronter aussi ses regrets, dont le plus tenace: n’avoir pu montrer qu’une infime partie de son travail à son père. Parions que s’il avait vécu, le destin hors du commun de sa fille l’aurait rempli de fierté.
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