Trois ans de révolte et un succès

Photo: IStock archives

Le « Mouvement des jeunes du 6 avril» a largement contribué à faire tomber Hosni Moubarak. Retour sur une success-story qui débute en 2008.

Les problèmes d’Hosni Moubarak n’ont commencé ni sur la place Tahrir, ni le 25 janvier 2011 mais dans la ville de El Mahala (nord du Caire) et en 2008. Revenons en arrière. Il y a trois ans, cette cité industrielle est en ébullition. Chef-lieu du textile, fleuron de l’économie égyptienne, ses 24000 ouvriers se plaignent depuis des mois déjà de salaires insuffisants et de conditions de travail invivables. Pour que la grève prévue par les syndicats soit efficace, elle doit toucher toute l’Egypte.

C’est alors qu’un groupe de jeunes issus de la classe moyenne commence à s’intéresser à ces ouvriers en colère dont ils comprennent si bien les revendications, eux qui souffrent d’un chômage endémique et qui ne supportent plus cette répression qui les empêche de s’épanouir. Très vite, ils transposent le malaise social sur Twitter, Facebook et les blogs qu’ils manient avec brio. Le succès est total: le 22 mars 2008, plus de 70000 Egyptiens – dont les membres de partis d’opposition influents – adhèrent au groupe Facebook « 6 avril » qui soutient la ville de Mahala et le 6 avril 2008, l’Egypte est secouée par les manifestations les plus massives qu’elle ait connues en trente ans. Bilan: des centaines de personnes arrêtées dans des villes paralysées par la colère.

Les ouvriers du textile n’obtiendront hélas rien, mais ils ont amorcé une bombe sociale : l’Egypte sera secouée, en 2008, par quelque… 1254 grèves. Galvanisés par cet engouement national, les Internautes militants, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas 23 ans, créent une année plus tard le « Mouvement des jeunes du six avril ». Pour ces intrépides tous les moyens de communication sont bons, des graffitis aux groupes Facebook et des flyers aux slogans sur les billets de banque. Mi-janvier de cette année, la victoire tunisienne face à Ben Ali est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le mouvement du 6 avril, qui draine tous les segments de la société, choisit le 25 janvier 2011, journée nationale en l’honneur de la police égyptienne honnie, pour exprimer sa colère.

On pourrait croire que la fin du régime Moubarak les a apaisés… Au contraire ! Rencontrés récemment au Caire, les jeunes et fringants leaders du Mouvement savent bien que faire tomber un dictateur ne revient pas forcément à mettre fin à la dictature. La route vers la démocratie est donc encore longue, mais ils la parcourent avec enthousiasme. Car en ce 6 avril 2011, si on se promène place Tahrir, on les rencontrera un drapeau à la main, occupés à faire ce qui leur réussit le mieux : se mobiliser pour leurs droits. Cette fois-ci, c’est pour obtenir, dans le désordre, l’adoption d’une loi sur les droits politiques, l’abandon de l’état d’urgence qui régit l’Egypte depuis 1981 et la modification d’articles constitutionnels, pour permettre à des candidats indépendants de se présenter aux élections présidentielles. La révolution, pour le « Mouvement des jeunes du 6 avril », vient tout juste de commencer.

 

« Faire entrer la lumière pour les prochaines générations »

L’heure n’est pas au relâchement pour les leaders du « Mouvement des jeunes du 6 avril ». Shadi Al Ghazali, représentant du Front démocratique, souligne : « Les tribunaux militaires jugent toujours des civils et les lois restreignant la liberté d’expression n’ont pas été abolies. De loin, on pourrait croire qu’il a suffi que Moubarak se retire pour que l’essentiel soit fait. C’est une illusion : les responsables de l’ancien régime, qui devraient être jugés, sont toujours au pouvoir ! » Il faut cependant se montrer patient, estime-t-il. « Aucune véritable révolution n’atteint ses buts en une nuit. » L’essentiel, c’est l’avenir que cette révolution a rendue possible. « Nous avons juste ouvert un espace qui permet à la lumière d’entrer pour les prochaines générations. C’est déjà énorme. »

«On veut abolir l’esclavage et non améliorer la vie d’esclaves »

Islam Lutfi, membre des Frères musulmans, se réjouit avant tout de la solidarité qu’il a ressentie sur la place Tahrir. « Mais maintenant, les enjeux appartiennent à la sphère politique, plus à la rue » nuance-t-il, réaliste. « Il est donc normal que les opinions divergent. Notre travail, désormais, c’est de veiller sur la démocratie. Il faut que tous les Egyptiens, surtout les plus pauvres, comprennent que leur opinion compte réellement et que la participation au jeu démocratique est essentielle pour éviter de retomber dans la dictature. Notre priorité, c’est donc l’éducation. Il est plus facile d’être manipulé quand on est analphabète…» Religieux convaincu, il conclut joliment : « La révolution nous a été inspirée par l’amour de Dieu et par la dignité humaine ».

 

Sans les Serbes, Gene Sharp et les hooligans, pas de démocratie

OIGNONS ET SACS PLASTIQUE On pourrait croire que faire la révolution ne demande que de la volonté et du courage. C’est oublier qu’il faut aussi une sacrée dose d’organisation. Si vous en doutez, voici un extrait de la liste d’objets que les jeunes leaders conseillaient aux manifestants. Dans le désordre : s’enrober de sacs plastiques qui évitent l’électrocution, porter des couches de vêtements qui arrêtent les brûlures et planquer un oignon dans la poche en cas d’attaque au gaz lacrymogène. Sans oublier bien sûr le casque pour contrer les coups et le spray noir qui encrasse les voitures. LE SALUT VIENT DE BELGRADE C’est qu’en matière de révolution, les jeunes Egyptiens ont été à bonne école : certains membres du « Mouvement des jeunes du 6 avril » ont eu des contacts non seulement avec leurs « collègues » tunisiens, mais également avec le mouvement « Otpor » (« Résistance »), un des acteurs majeurs de la chute de Slobodan Milosevic en 2000. « Otpor » a formé des jeunes révolutionnaires non-violents en Géorgie, en Ukraine et en Biélorussie. Amusante coïncidence : si les jeunes Egyptiens sont des pré- curseurs de la révolution par Facebook, il y a quelques années, les jeunes Serbes ont été les premiers à utiliser le téléphone portable et l’Internet dans une révolution. GENE SHARP, STRATÈGE DE L’OMBRE A l’origine des stratégies et tactiques du mouvement serbe comme de la révolte égyptienne, un homme : Gene Sharp. Né en 1928, ce politologue surnommé le « Machiavel de la non-violence » est peu connu du grand public mais vénéré par les opposants politiques de régimes dictatoriaux. Partant de l’idée que le pouvoir ne repose que sur une chose, l’obéissance, cet Américain a rédigé plusieurs manuels pratiques pour renverser efficacement le pire des potentats, dont « Les politiques de l’action non-violente », best-seller traduit dans de (très) nombreuses langues. Les dictateurs n’ont qu’à bien se tenir…. DU STADE DE FOOT À LA POLITIQUE Last but not least, les conseils des hooligans égyptiens ont fait des merveilles. Pas étonnant si l’on pense qu’ils affrontaient régulièrement la police après les matchs de foot. Décidément, il faut de tout pour faire une révolution !

Trois ans de révolte et un succès