Photo: IStock archives

Réveil amer pour les Egyptiens, au lendemain de la résurgence des violences inter-religieuses qui ont attristé mais n’ont néanmoins pas surpris Patrick Haenni, spécialiste de l’Egypte et auteur, entre autres, de «L’islam de marché – l’autre révolution conservatrice», paru en 2005.

«Depuis quelques années, les salafistes, un mouvement ultra-rigoriste, sont très mobilisés sur la question des mariages mixtes et de la conversion des femmes chrétiennes à l’islam». Une rumeur sur la séquestration de deux converties, des problèmes sociaux… et tout a explosé.

Peut-on dire que le communautarisme religieux a encore frappé? Difficile à dire. La religion n’est souvent qu’un paravent. Derrière, il y a bien d’autres problèmes: querelles de voisinage, vendettas entre familles… Bref, des tensions qui se nouent aussi à l’intérieur de ces deux communautés. Il faut donc faire très attention à ne pas «religiosifier» ces problèmes, qui renvoient en fait à d’autres conflits sociaux.

L’armée au pouvoir peut-elle en profiter pour se présenter comme garante de l’unité nationale, comme le faisait Hosni Moubarak?
Pas du tout: la logique de l’ancien régime, qui consistait à allumer l’incendie avant de jouer les pompiers, ne marche plus! L’armée est en réalité dans une situation intenable. Depuis la révolution, la police n’ose plus travailler. Les militaires doivent donc assurer à la fois la sécurité interne et externe de l’Egypte, tout en remplaçant temporairement le gouvernement. Et puis, le temps de l’épouvantail islamiste est fini: l’armée est obligée de parler avec les Frères musulmans, très présents dans la plateforme de dialogue national.

Comment les Frères musulmans réagissent-ils après ces violences?
Leur situation est très délicate. Depuis la révolution, ils se présentent comme des apôtres du dialogue en tout genre, et avec tout le monde: les laïcs démocrates comme les salafistes. La direction des Frères musulmans doit donc ménager la chèvre et le chou. Résultat, ils ne savent pas trop sur quel pied danser. D’ailleurs, pour l’instant, les Frères se murent dans le mutisme. Soit une réaction similaire à celle d’il y a un mois, lorsque les tombeaux de saints musulmans, considérés par les salafistes comme des lieux d’idolâtrie, ont été attaqués… mais cette fois-ci, c’est plus grave: il y a eu des morts. Il va bien falloir que les Frères musulmans prennent position.

Comment voyez-vous l’avenir de la coexistence de ces deux communautés?
Je vois deux scénarios possibles. Soit les vendettas reprendront de plus belle, puisque l’appareil sécuritaire, qui est très faible, laisse la place aux règlements de compte. Soit nous allons assister au «coming out» de groupes prônant une idéologie sectaire, qui étaient étouffés par le régime Moubarak.

Adieu, donc, les libertés et la démocratie de la place Tahrir?
Tout le monde, moi le premier, s’est laissé porter par un merveilleux souffle lyrique… jusqu’à en oublier que la démocratie permet aussi à des mouvements islamistes de faire surface, dont les salafistes qui jouissent d’une marge de manœuvre inédite. Non, je crains fort que la fraternité de la place Tahrir n’ait été qu’une illusion d’optique.

 

Edito: Les lendemains qui (dé)chantent

«Une illusion d’optique»: l’expression de Patrick Haenni n’est pas tendre avec les espoirs qu’a suscité, en Egypte comme partout ailleurs, la vision des manifestants affrontant le régime au cœur de la capitale. Mais elle sonne juste. Amèrement juste. Voyez plutôt les faits: la condamnation, après un passage devant la cour martiale de ce jeune blogueur égyptien, Maikel Nabil, à trois ans de prison pour avoir critiqué l’armée, une armée sensée assurer la transition… démocratique.

Cet «incident» nous rappelle que tant que les institutions n’ont pas été bousculées, les complices de Moubarak virés et que les élections auront permis de décider librement par qui sera guidée l’Egypte, rien n’est encore joué. Rien n’est joué au Maghreb non plus. Ce week-end, les Tunisiens ont voulu protester contre ce gouvernement «de transition» qui n’a peut-être pas vocation à l’être. Ils n’ont rencontré que gaz lacrymogènes et forces de l’ordre.

Mais ailleurs, au Yémen et au Bahreïn, en Libye et en Syrie, une conviction est portée par des milliers de personnes: aucun rêve de liberté n’est vain. Surtout pas quand il est porté par des «Arabes» qui hier encore, nous apparaissaient destinés à survivre sous la botte de tyrans, mais qui font désormais preuve d’un courage qu’on peut leur envier.