Presse tunisienne, une liberté conditionnelle

Cela fait dix mois que la révolution a changé la face de la Tunisie. Dix mois alors que la dictature avait duré vingt-quatre années, c’est peu. Premières cibles de Ben Ali, les journalistes se réhabituent peu à peu à évoluer dans une société où l’on peut débattre, critiquer et écrire sans risquer la prison.

Tunis, le 15 novembre 2011

Cela fait dix mois que la révolution a changé la face de la Tunisie. Dix mois alors que la dictature avait duré vingt-quatre années, c’est peu. Premières cibles de Ben Ali, les journalistes se réhabituent peu à peu à évoluer dans une société où l’on peut débattre, critiquer et écrire sans risquer la prison. Pour les aider dans cette transition vers la démocratie, le réseau «Théophraste» a réuni journalistes et chercheurs chevronnés venus de Tunis et de Djerba, mais aussi de France, de Belgique, de Bulgarie, du Canada, du Sénégal ou de Suisse. Pendant une semaine, d’épineuses questions seront abordées. Quelles règles de déontologie doivent être désormais suivies? Comment passer de l’autocensure à la libre expression? Et qui peut détenir une carte de presse?

Pendant des années, les professionnels tunisiens ont vécu une situation «ubuesque», a dénoncé Moncef Ben Mrad, président de l’Association des directeurs de journaux. L’école de journalisme de Tunis transmettait des pratiques et des valeurs à des élèves incapables de les mettre en pratique, craignant les menaces, la prison ou la délation. C’est que le pouvoir n’a jamais été à court de munitions pour tirer sur quiconque osait le moindre pas de travers. L’autocensure pratiquée par les journalistes se voyait jusque dans l’usage des mots les plus anodins. «On ne disait pas: ‘les prix ont augmenté’, on disait qu’ils ont été ajustés», raconte ainsi Moncef Ben Mrad.

Ben Ali censuré
En ce révolutionnaire 14 janvier qui voit Ben Ali fuir le pays, tout change. Tout? En fait, pas vraiment. «On ne vit pas dans la République de Platon», a rappelé un participant du colloque. «Reporters Sans Frontières» a bien ouvert ses portes le 12 octobre à Tunis, mais les défenseurs de la liberté de la presse ne sont pas au bout de leurs peines. D’abord, il manque un cadre juridique solide à la pratique journalistique. La société civile ne parvient pas à se mettre d’accord sur un texte et certains professionnels, échaudés par le code élaboré en son temps par Ben Ali, rechignent à cette idée. Une telle initiative permettrait pourtant aux professionnels des médias de définir un cadre qui les protège. Ensuite, il existe toujours des «lignes rouges» à ne pas dépasser, sauf qu’elles sont «très différentes et bien moins identifiable», a affirmé Olivia Gré, responsable du bureau tunisien de Reporters Sans Frontières. Sans pouvoir vérifier toutes les informations qui lui parviennent, elle entend régulièrement des journalistes se plaindre d’actes de censure: refus de publier un article, menaces de renvoi…

Du côté politique, même les formations ouvertes à la démocratie ont encore des réflexes de parti unique. Un des journalistes présents racontait ainsi qu’un leader l’a vertement tancé: il n’avait pas assez couvert ses discours… Et la censure n’a pas disparu, elle a simplement changé de sujet. Les photos de l’ancien président Ben Ali sont par exemple devenues impubliables. «Mais en les cachant, on ampute la mémoire nationale tunisienne!», s’est indigné un journaliste. La pression du public Les débats d’hier ont également abordé le problème de la qualité du journalisme tunisien. Sous la pression du régime, la carte de presse a été octroyée trop facilement, les correspondants des médias ne sont souvent pas journalistes et beaucoup de ceux qui suivent les cours en journalisme n’avaient au départ pas choisi ce métier. La profession doit trouver ses marques, d’autant plus que pléthore de radios et journaux font leur apparition sur la scène médiatique. La tâche ne sera pas aisée pour ces nouveaux arrivants qui devront débourser près de 70‘000 francs suisses par an pour être sur les ondes, alors que la majorité dispose à peine de quoi payer son matériel. Le secteur est d’autant plus fragile que sous l’effet conjoint de la crise et de la révolution, les revenus publicitaires que percevaient les médias ont été inférieurs de 40% par-rapport à l’an dernier sur les neuf premiers mois de 2011. Et pendant ce temps, les subsides que recevaient les médias proches de Ben Ali continuent d’être versés, même si les activités de l’organe qui les dispensait sont censées être gelées. Bizarre, bizarre…

Last but not least, c’est maintenant le public tunisien qui fait pression sur les médias. «La liberté de parole est un des rares acquis de la révolution et les gens ne supportent plus qu’on ne s’intéresse pas à eux», explique Olivia Gré, responsable du bureau tunisien de RSF. Résultat, les journalistes sont constamment pris à parti par leurs auditeurs et lecteurs et la profession souffre d’une mauvaise image, due à sa collaboration forcée avec le régime.

Hier, le diagnostic a donc été posé, mais la maladie n’est pas incurable. Les prochains jours du colloque permettront de donner quelques pistes de réflexion qui peuvent mener au complet rétablissement de la profession, d’autant plus nécessaire que comme le disait Thomas Jefferson, traduit par un participant canadien: «Un peuple ne peut être libre et ignorant à la fois».

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