« Ce que vivent les Tunisiens me rappelle la Roumanie juste après la chute de Ceaucescu »

Mirela Lazar a vécu la chute du dictateur roumain Ceaucescu en 1989. Elle explique pourquoi la situation actuelle de la Tunisie lui rappelle la période post-communiste roumaine.

«Les débats et les questionnements auxquels j’assiste me replongent dans des souvenirs très forts: ceux de la chute de Nicolae Ceaucescu. Tout comme les journalistes roumains en 1989, les journalistes tunisiens doivent maintenant poser les jalons de leur nouvelle liberté. A ce sujet, je n’ai qu’une chose à leur dire: profitez de cette période de flou politique qui ne durera pas pour fixer le cadre déontologique qui vous convient. Après, ce sera trop tard. Mes collègues tunisiens ont évoqué le problème de la subsistance des anciens journaux du parti et la survie économique des nouvelles entreprises de presse. En Roumanie aussi, les dinosaures de la presse communiste ont continué à exister après la chute de Ceaucescu et le pays a vu éclore un nombre impressionnant de médias. Ils ont fini par fusionner, d’autant plus que le pays s’était ouvert à la presse étrangère et que la libéralisation du marché a soudain entraîné une forte concurrence.

Cela ne m’étonnerait pas que le même phénomène se produise en Tunisie. En Roumanie aussi, la formation des journalistes a dû être revue à la chute de Ceaucescu. Jusque là, c’était l’école d’études politiques qui les formait. Et de la même manière que le réseau Théophraste se réunit maintenant pour aider les professionnels tunisiens, nous avions invité en 1990 un professeur de journalisme français pour qu’il rende la formation dispensée à Bucarest conforme aux standards européens. La révolution ne se fait pas en un jour La soif d’informations du public tunisien est la même que celle que nous avions connue en Roumanie. Tout d’un coup, les langues se délient, les plumes peuvent raconter ce qu’on espère être la vérité, et les gens veulent rattraper le temps perdu. Que ce soit la presse papier en 1989 ou Internet en 2011, l’exigence est la même: dire ce qui se passe et expliquer, car les gens ont besoin d’être aidés dans leur réflexion. Il est essentiel, dans ce cadre, que les journalistes se défassent du formatage qui leur a été imposé.

Mais une révolution ne se fait pas en un jour. Lorsque le premier journal d’information est apparu en Roumanie en 1992, les éditoriaux du directeur étaient structurés selon l’ancienne rhétorique! Il faudra probablement quelques années aux journalistes tunisiens pour qu’ils s’adaptent réellement à la nouvelle donne. Enfin, les Tunisiens ont la tentation, tout comme nous en 1989, d’e!acer le plus vite possible toute trace de la mémoire de l’ancien régime et de ses dérives. Il ne faut pas céder à cette tentation. L’expérience acquise durant toutes ces années de dictature doit être assumée, pour pouvoir peu à peu porter un regard critique sur le passé et tirer des leçons de ce qui a été. J’admire d’ailleurs les journalistes tunisiens qui assument leurs erreurs. Les traces, les archives, les photos doivent être précieusement conservées.

Les Tunisiens d’aujourd’hui ne s’en rendent pas compte mais s’ils mettent leur histoire de côté, leurs enfants grandiront dans l’ignorance. Les conséquences de ce rejet, je les vois chaque jour: mes élèves sont nés après 1989 et lorsque je leur parle de cette époque ils me regardent comme si je tombais de la lune, alors que cette histoire est aussi la leur. Nous sommes condamnés à vivre avec le passé, même s’il laisse de profondes blessures. L’assumer, c’est se donner les meilleures chances de construire un avenir différent».

« Ce que vivent les Tunisiens me rappelle la Roumanie juste après la chute de Ceaucescu »