« Nous devons faire peur aux salopards »: un portrait de Robert Fisk

CR

Robert Fisk est correspondant au Moyen-Orient depuis trente-huit ans. Rencontré à Beyrouth au cœur de la nuit, il livre blessures et colères accumulées lors d’une longue carrière.

Robert Fisk est arrivé à minuit. En ce début du mois de décembre la nuit est fraîche sur la corniche de Beyrouth, mais comme il n’habite pas loin, il est venu à pied. Demain il partira pour Dublin, sa ville natale, pour quelques jours d’un rare repos dans sa maison de vacances. Son avion décolle à l’aube; pourtant, cette nuit, Robert Fisk n’est pas avare de son temps. Ni de confidences, glissées dans un coin du bar du „Riviera”, un luxueux hôtel dans lequel il m’a donné un rendez-vous espéré depuis des mois.

Voir l’homme derrière la légende, voilà pourquoi j’ai pris un aller-retour Genève-Beyrouth. Il me faut comprendre qui se cache derrière ces trente-huit années de correspondance au Proche-Orient racontées dans mille pages d’une gigantesque enquête. Qui est Robert Fisk, correspondant de „The Independent”, appelé trois fois par Oussama ben Laden pour des interviews, lauréat d’un nombre incalculable de récompenses… et cible d’innombrables détracteurs? Partial voire anti-occidental, arrogant, il se vanterait de ne plus voyager qu’en classe business grâce à ses succès professionnels.

Stylo à la main et papier dans l’autre, je m’attends donc à tout lorsque j’ose une première question: „Vous avez passé des années à dénoncer la guerre. Assister à toute cette violence, à tous ces massacres, au final, est-ce que ça en valait la peine?” Un silence. Robert Fisk, soixante-sept ans, plonge son regard dans le vide. Lorsqu’il relève la tête je vois, stupéfaite, des larmes danser au bord de ses yeux bleus. „Je ne connais pas la réponse à cette question”, dit-il lentement. „Quand je regarde en arrière, la vie que j’ai eue, les choses que j’ai vues… J’ai assisté à des crimes si terribles, je ne sais pas comment gérer. Comment comprendre tout ce mal que l’homme est capable d’infliger à son prochain?”

Dans son roman colossal – „La Grande Guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Proche-Orient, 1975–2005” – Robert Fisk précisait ne pas supporter „les bavardages psychologiques complaisants sur le ‚traumatisme’ des correspondants de guerre”. Alors je me tais. Il parle d’une voix hantée: „Mes amis sont morts par dizaines. J’ai écrit à ben Laden pour sauver Daniel (Pearl, tué par Al-Qaïda au Pakistan en 2002, ndlr), mais c’était trop tard. J’ai vu des gens brûler vifs, comme Rafic Hariri (Premier ministre libanais assassiné en février 2005) le jour de la Saint-Valentin. En Irak, j’ai vu des écolières à la morgue. Quelques jours auparavant, elles jouaient et riaient, je n’arrivais pas à croire qu’elles soient mortes”, souffle-t-il, et une larme de couler discrètement derrière ses lunettes.

L’invasion soviétique en Afghanistan, la guerre Iran-Irak, le massacre du camp palestinien de Sabra et Chatila, les attentats en Israël, l’invasion américaine en Irak… Lorsqu’à l’âge de douze ans, il décide de devenir journaliste, Robert Fisk n’imagine pas l’ampleur des violences auxquelles il assistera. „Je voulais voir mes mots imprimés”, avoue-t-il en rappelant avec un sourire combien l’expérience de son père l’a influencé. „Il avait été soldat lors de la Première Guerre mondiale et m’emmenait chaque année visiter les champs de bataille. Le titre de mon livre est d’ailleurs tiré de l’inscription gravée sur une de ses médailles.”

„Faire partie de cette petite armée d’historiens qui écrivent l’histoire à l’ombre des canons”, comme il le dit dans son livre, voilà ce qui a poussé Robert Fisk à s’embarquer dans cet infini voyage. En ce soir de décembre, il le redit encore: „Il faut s’intéresser à l’histoire, être conscient qu’on l’écrit chaque jour, qu’il faut l’écrire le mieux possible.”

Lui, c’est à Belfast qu’il la rencontre pour la première fois, l’histoire, sous la forme d’une guerre des religions qu’il couvre pendant trois ans pour le quotidien „The Times”. Un matin, il reçoit un coup de fil de son rédacteur en chef qui lui propose un poste à Beyrouth. Nous sommes en 1976, il a vingt-neuf ans et la grande aventure proche-orientale commence – et sa plume parfois acerbe ne lui fera pas que des amis, surtout du côté des Israéliens.

„Et l’objectivité, vous en faites quoi?” Cette vertu cardinale enseignée dans toutes les écoles de journalisme sérieuses? Robert Fisk la balaie d’un revers de main. „Je ne crois en l’objectivité qu’à partir du moment où l’on est du côté de ceux qui souffrent. Si je faisais un reportage sur un camp de concentration, vous pensez que je laisserais autant de place au nazi qu’au déporté?” interroge-t-il, vibrant. „Dans ce métier, il faut être moral. Et il faut se révolter!” Mais alors, pourquoi être journaliste? Pourquoi ne pas lâcher enfin cette plume, cette caméra qui font de nous les observateurs impuissants de la guerre et du crime? Robert Fisk se penche en avant. Dans son œil brillant, toute trace de larme a disparu: „Parce qu’on peut désigner les salopards. Parce qu’on peut emmerder les criminels. Parce qu’on peut, parce qu’on doit leur faire peur.”

Il en est parfois arrivé à insulter ses interlocuteurs qui lui racontaient les tortures atroces qu’ils avaient infligées à d’autres. De même que sa consœur israélienne Amira Hass, une amie, il définit d’ailleurs le journalisme comme un contre-pouvoir qui permet de défier les autorités. Surtout lorsqu’elles entraînent des innocents dans la guerre.

La mort. La guerre. Les mots… Et la justice? Robert Fisk a un rire amer. „Un jour, un jeune gars du Hezbollah m’a interrogé. Robert, tu crois en l’existence d’un monde après celui-ci? J’ai répondu: je ne sais pas. Et la justice? Dans ce monde, je n’y crois pas. Il m’a regardé et il a dit: Robert, la justice, ce sera dans le monde d’après.” Il hausse les épaules: „S’il y en a un…”

Derrière son bar, le serveur nous lance un regard étonné: il est déjà deux heures du matin, nous sommes toujours là. C’est que Robert Fisk n’a pas fini de se livrer. „J’ai l’impression d’avoir perdu mon humanité”, dit-il, contredit par la tristesse profonde avec laquelle il fait cet aveu. „Mais j’ai essayé de dire la vérité, d’exercer un journalisme décent. J’ai essayé d’être un mec bien.” Et si ce „mec bien” essayait pour une fois de voir la face ensoleillée du monde, celle où l’on vit et où l’on s’aime? „La retraite, vous voulez dire? Ha, vous plaisantez!” lance-t-il en riant. „En 2011 j’étais sur la place Tahrir au Caire, lors de la révolution. Je n’aurais raté ça pour rien au monde!”

Il est temps de se quitter. Robert Fisk me serre la main, dit encore: „Le Proche-Orient, pour moi, c’est un roman passionnant. Je ne me lasserai jamais d’en tourner les pages pour connaître la suite.” Et il repart dans la nuit libanaise, journal sous le bras et sourire aux lèvres.

« Nous devons faire peur aux salopards »