Sur la voie africaine du pacifisme

Lorsqu’on pense islam, on pense monde arabe et pourtant, de nombreux Africains ont adopté cette religion. En la pratiquant à leur manière, comme le montre la confrérie mouride sénégalaise établie à Genève.

Revêtu d’un grand boubou, Mourtala Mboup a la démarche tranquille, l’allure majestueuse et l’esprit synthétique: ses explications sont aussi claires et précises que celles d’un professeur. Il enseigne d’ailleurs les mathématiques en plus d’être consultant pour l’UNESCO, mais ce soir, c’est en sa qualité de président d’association que je le rencontre.

Notre entrevue a lieu dans une petite salle du sous-sol de la Maison des Associations de Genève. De grandes nattes ont été posées par terre. En habits traditionnels, une dizaine d’hommes bavardent, entourés d’enfants qui jouent. Des sourires attendris accompagnent les cabrioles d’une fillette en robe rose et collants à cœurs. Assises sur des chaises, quelques femmes illuminent la grisaille de ce samedi soir pluvieux des couleurs vives et joyeuses de leurs boubous échancrés. Pour l’instant, seuls les Corans sur lesquels se penchent avec ferveur quelques hommes indiquent que ce lieu réunit des musulmans venus prier ensemble.

Des cercles pour se réunir

Ces Africains sont des mourides sénégalais membres de l’association «Touba Genève», Touba étant le nom d’une ville du Sénégal que les mourides considèrent comme leur Mecque (le mot Touba signifie «rédemption» en arabe). Les mourides sont des musulmans sunnites d’obédience soufie (voir encadré). Leur islam s’inscrit dans la ligne de l’école de droit malikite et se pratique selon les préceptes d’Ahmadu Bamba (voir second encadré). Le mouridisme est principalement répandu au Sénégal — l’ex-président Abdoulaye Wade en est adepte —, mais Ahmadu Bamba est aussi reconnu comme maître en Mauritanie.

La communauté musulmane sénégalaise — l’islam est la religion de 94% des Sénégalais — est extrêmement minoritaire en Suisse. L’association genevoise dont Mourtala Mboup est président ne compte ainsi qu’une trentaine de membres même si les grandes fêtes réunissent jusqu’à 200 personnes. Et leur organisation sociale est très simple. «Nous nous réunissons en dahira (“cercles”) partout où nous rencontrons d’autres mourides, pour maintenir le lien et prier ensemble. Nous reproduisons ainsi la manière de vivre du prophète Mohamed autour duquel ses compagnons vivaient en cercles», explique Mourtala Mboup. Il n’y a pas d’imam désigné dans l’association dont les membres désignent un des leurs pour mener la prière lorsque c’est nécessaire. Le président accomplit les rituels importants — lors des mariages ou des naissances —, mais les Sénégalais ont tendance à rentrer au pays lors des grandes occasions. Et chacun fréquente par ailleurs la mosquée de son choix: «il n’y a pas de mot d’ordre», précise Mourtala Mboup.

Un islam africain et pacifiste

Le mouridisme repose sur deux spécificités majeures: c’est un islam pleinement africain et c’est un islam qui a inscrit le pacifisme au cœur de sa doctrine. Par pleinement africain, l’on entend qu’il a intégré toutes les traditions de l’ethnie wolof, qui représente près de la moitié de la population sénégalaise. Ni hijab, ni niqab: les croyants s’habillent en boubou et si les femmes se couvrent la tête pour prier, les règles vestimentaires sont bien plus souples que dans le monde arabe. «Ma femme et ma fille ne portent pas le voile», souligne ainsi le président de l’association de Genève Mourtala Mboup. Ensuite, la langue liturgique est le wolof, à moins que des visiteurs étrangers soient présents. «On passe alors au français». Les poètes wolofs ont un rôle majeur dans les rituels, car ils ont utilisé la technique de versification du Coran pour créer des poèmes et des chants à la gloire de Dieu. Par ailleurs, une technique de traduction immédiate permet au croyant de lire le texte en wolof. La langue arabe est donc peu présente: Mourtala Mboup avoue d’ailleurs qu’il ne la maîtrise pas tout à fait.

Deuxième spécificité de l’islam mouride: le pacifisme. Son fondateur Ahmadu Bamba a en effet renoncé au petit djihad, la guerre sainte, de façon «doctrinale et non circonstancielle» selon les termes de Mourtala Mboup. Entendez par là qu’il l’a aboli, un fait unique dans l’islam et qui a valu aux mourides de nombreuses critiques de leurs coreligionnaires d’autres mouvances.

Le «courage d’évoluer»

La petite communauté tient beaucoup à ses spécificités et craint que ses jeunes soient influencés par le rigorisme saoudien qui gagne du terrain dans certaines mosquées. Elle envisage d’organiser des cours d’islam mouride pour parer à ce danger. «Nous, nous interprétons le Coran selon notre culture africaine et à la lumière de la modernité. Il faut avoir le courage d’évoluer!», conclut Mourtala Mboup avant de rejoindre les hommes réunis en cercle qui l’attendaient pour prier et chanter.

 

 

Le mouridisme  
Le terme mouride dériverait du verbe Irâda, puis de murīd qui signifient respectivement «la volonté» et «celui qui aspire à». Les mourides sont des disciples de cheikh Ahmadu Bamba, un Sénégalais né en 1853 et décédé en 1927. Exilé au Gabon puis en Mauritanie par le pouvoir colonial qu’il dérange, il fonde le mouridisme en 1883, puis Touba, Mecque du mouridisme, en 1887. «Notre islam repose sur trois pieds. L’iman — la croyance — est le tawhid: l’unicité de Dieu. L’ihsan — l’action de bienveillance — repose sur le fiqh, le droit musulman; et notre islam est rattaché au soufisme (voir second encadré). Le tout, c’est de trouver un équilibre entre ces trois pôles», explique Mourtala Mboup.
Les représentants d’Ahmad Bamba sont nommés «califes». Ce sont d’abord ses quatre fils qui lui succèdent et la confrérie mouride est actuellement dirigée par son deuxième petit-fils appelé calife Serigne («marabout» en wolof) Sidy Makhtar Mbacké. Ahmadu Bamba a nommé des sheikhs dans des fiefs afin de diffuser le mouridisme dans tout le Sénégal.

Le soufisme

Les mourides du Sénégal sont d’obédience soufie. Le soufisme désigne le cœur ésotérique de la tradition musulmane; ses adeptes recherchent l’intériorité, la contemplation et l’amour de Dieu. Trois hypothèses sont retenues pour l’origine du mot soufi. La première selon laquelle il vient du mot safa qui veut dire «clarté» en arabe, la seconde indiquant qu’il vient de l’expression ahl al soufa (les gens du banc, soit ceux qui vivaient dans la mosquée du prophète à Médine), la troisième affirmant qu’il vient de al-souf qui désigne la laine dont les ascètes de Koufa s’habillaient.

Les soufis, présents dans l’islam chiite comme dans l’islam sunnite, se réunissent en associations appelées confréries. Ils sont combattus par les tenants les plus rigoristes de l’islam sunnite tels que les wahhabites, issus de l’Arabie saoudite.