Quand les journalistes prennent en main leur destin

L'équipe de Projet R autour de Constantin Seibt. Nadja Schnetzler est la troisième depuis la gauche.

Narguant le pessimisme qui menace les rédactions, des journalistes se lancent dans la création de nouveaux médias pour tenter de faire survivre leur métier. Un pari risqué mais nécessaire.

«Ce qui ne tue pas rend plus fort», affirme un dicton populaire. C’est ce que veulent croire les journalistes frappés ou interpellés par les licenciements, les restructurations et autres fermetures de titres et qui veulent créer ensemble de nouveaux médias ou infrastructures pour aller de l’avant.

A Lausanne, c’est sur les cendres de L’Hebdo que devrait naître, à la fin du printemps, le site Internet Bon pour la tête. L’objectif: «libérer la créativité collective, parce qu’on est rarement intelligent tout seul», affirme Jacques Pilet, fondateur de L’Hebdo, proche du projet et par ailleurs consultant éditorial attaché à la direction de Ringier. Une trentaine de journalistes, ex-employés de L’Hebdo ou freelance, de tous âges et de tous horizons, se sont ainsi réunis autour d’une table pour parler de leur envie de «tenter quelque chose de nouveau, par l’écrit, mais aussi la vidéo ou l’audio», explique Jacques Pilet. L’homme qui appelle les journalistes à l’audace tient à préciser qu’il ne s’agira pas d’un «site d’infos de plus, mais d’un lieu où l’on pratique un journalisme critique». Les particularités de Bon pour la tête, du nom du slogan de L’Hebdo dans les années 1980? Pas de rubrique – «tous les sujets sont potentiellement transversaux» –, des capsules d’info, une revue de presse tournée vers l’actu étrangère à la manière du Courrier international et une rédaction en chef assurée par tournus. La philosophie de ce projet, c’est de revenir aux basiques du métier en s’ouvrant aux autres et en suscitant le débat. Jacques Pilet impute en effet partiellement la crise que traverse le journalisme à la routine adoptée par certains professionnels qui, «fermés sur leur monde», se sont «contentés de leur poste pas trop mal payé», et à la structure du travail qui ne permet plus de quitter son bureau pour aller «sur le terrain». «Certains journalistes sont devenus des employés de rédaction. Ils malaxent les dépêches d’agence et les communiqués, redistribuant une seule et même pâtée au lecteur», critique-t-il. Face à cette tendance, Jacques Pilet espère voir Bon pour la tête poser des repères et maintenir la «fonction interrogative» du journalisme à travers une vraie «culture du débat». Reste la question, cruciale, du financement, qui se fera de plusieurs manières: «Tous les moyens sont bons», affirme Jacques Pilet. Quand le site verra le jour, certains journalistes seront payés sur mandat régulier tandis que d’autres seront à la pige. «Nous n’excluons pas de créer des postes fixes ou de lancer une version papier, mais il nous faut d’abord des donateurs et des abonnés», souligne le fondateur de L’Hebdo. Un autre projet de média romand en ligne a été annoncé lors de la première réunion de ce groupe par Serge Michel, ancien journaliste à L’Hebdo, aujourd’hui au Monde. Ce projet-là aurait déjà le soutien d’investisseurs. Mais à ce stade, il ne souhaite pas en dire davantage.

Des abonnés, soit en d’autres termes des lecteurs satisfaits, c’est la condition pour qu’une publication soit pérenne. A Zurich, les initiateurs du Project R, qui espèrent lancer un magazine en ligne à la fin de l’été, ont fait du contentement du lectorat le fondement de toute leur stratégie. «Notre vrai client, ce n’est ni la publicité, ni les éditeurs: c’est le lecteur, auquel nous devons fournir des informations fiables pour qu’il prenne ses décisions en toute connaissance de cause. C’est la définition même du travail pour la res publica (chose publique, ndlr)», affirme Nadja Schnetzler, coach de collaboration pour le Project R. R pour rébellion: «Nous croyons que dans le journalisme aussi, le temps d’une petite rébellion est venu. Nous travaillons à la faire», annonce le site. Cette aventure zurichoise commence en 2015. Christof Moser et Constantin Seibt, alors journalistes à la Schweiz am Sonntag et au Tagesanzeiger, font un même constat: les professionnels des médias veulent faire du bon travail, mais le système actuel qui fait dépendre leurs titres de la publicité ou du nombre de clics ne le permet pas. Les deux hommes commencent à réfléchir à la manière d’assurer un journalisme de qualité et s’entourent non seulement de consoeurs et confrères intéressés, mais aussi de spécialistes en stratégie et en business. «L’idée de créer quelque chose de totalement nouveau a séduit beaucoup de professionnels qui venaient assister clandestinement à nos réunions», sourit Nadja Schnetzler. Christof Moser et Constantin Seibt finissent par quitter leurs emplois respectifs pour se lancer pleinement dans l’aventure et monter une structure «assez complexe pour assurer un équilibre des pouvoirs entre rédaction, lecteurs et investisseurs. Il est hors de question que quelqu’un nous dise ce que nous devons faire», précise la coach. Ainsi, le projet s’appuie sur une double structure: une coopérative qui s’assurera que le journalisme pratiqué par l’équipe garde sa fonction de «chien de garde» de la démocratie, et une société anonyme dont la fonction sera d’assurer la parution du magazine numérique. Les actions de cette société anonyme seront détenues à 40% par les lecteurs, à 40% par les collaborateurs et à 20% par les investisseurs, «pour qu’aucune décision ne puisse être prise de façon unilatérale», explique Nadja Schnetzler. Ce sera aux lecteurs de décider, fin avril, s’ils souhaitent voir ce magazine exister. Après avoir obtenu des promesses d’investissement pour un montant de 3,5 millions, l’équipe du Project R a ainsi décidé de passer par le financement participatif pour récolter l’argent nécessaire au lancement du projet. Son objectif: obtenir le soutien de 3000 personnes et collecter un montant total de 750 000 francs. «Si nous y parvenons, nous obtiendrons également 3,5 millions de la part d’investisseurs déjà démarchés, et nous pourrons démarrer. Dans le cas contraire, nous abandonnerons le projet. Une publication sans lecteurs ne fait pas sens», affirme Nadja Schnetzler. Le verdict devrait tomber au début de l’été.

Parfois dépeint comme le «Chuck Norris du journalisme digital», Hansi Voigt mise quant à lui sur une plateforme technologique commune aux médias suisses pour assurer l’avenir de la profession. Ce fringant quinquagénaire n’en est pas à son coup d’essai. En 2014, il a lancé le site watson.ch, un portail d’information destiné aux jeunes. Watson fait un carton, générant plus d’un million de clics le premier mois et remportant de nombreux prix. Deux ans plus tard, Hansi Voigt quitte Watson, une interrogation en tête: comment aider les médias à faire leur transition digitale et technologique à moindre frais? «Aucun titre ne réussira à préserver son ancien modèle d’affaire tout en partant à la conquête du digital, qui représente l’avenir. C’est un trop grand écart», assure-t-il. La solution? Créer une plateforme digitale utilisée par tous les médias, afin qu’ils réinvestissent dans du contenu de qualité l’argent et le temps qu’ils dépensent actuellement dans l’IT. Chaque titre resterait bien sûr indépendant des autres, tant dans sa forme que dans son contenu, et, espère Hansi Voigt, s’émanciperait ainsi des éditeurs. «Ils font obstacle au renouveau du journalisme parce qu’ils tentent encore d’imposer leur ancien modèle d’affaires dans le monde numérique, dans lequel ils n’investiront par ailleurs jamais», critique le fondateur de watson.ch. Pour financer ce bouleversement digital qu’il appelle de ses voeux, Hansi Voigt mise sur plusieurs ressources. «La publicité représentera une part toujours plus faible des recettes. Pour assurer un journalisme de qualité, je parie plutôt sur le micropayement, à condition que son utilisation soit extrêmement facile. Le reste de l’argent proviendra de fondations, du financement participatif ou est d’origine publique.»

Nul ne sait encore si ces projets dessinent les contours de l’avenir du journalisme, car «nous sommes à un moment charnière de son histoire, entre deux modèles», souligne Christian Campiche, président d’impressum – les journalistes suisses. Il reste pourtant convaincu d’une chose: «Nous devons rester fidèles à notre vocation qui nous appelle à être à la fois curieux et sérieux», dit-il. La vocation… Ce mot pétri d’idéalisme a-t-il encore sa place dans un contexte si morose? Pour Christian Campiche, il est plus que jamais d’actualité. «La crise actuelle va peut-être faire prendre conscience à certains que ce métier n’est pas comme les autres. Avant, on se lançait parce que c’était sympa, on voyageait, on écrivait un moment puis on devenait chargé de relations publiques. Il faut désormais des journalistes plus convaincus, qui tiennent bon!» Nadja Schnetzler du Project R espère quant à elle que les professionnels s’uniront au lieu de se concurrencer afin de redonner une impulsion au métier. «On y entre avec le feu sacré, puis c’est la grande déception. Cela doit changer», souligne-t-elle. Le profil-type du journaliste dans vingt ans? Ce sera «HAL 9000, le système d’intelligence artificielle dans le film 2001, l’Odyssée de l’espace. Il finit par tenter de s’emparer du vaisseau spatial et d’en déloger les astronautes. Je nous souhaite la même envie d’indépendance!», conclut Hansi Voigt.