« Avec le public, on peut faire mieux qu’à la Silicon Valley »

Pascal Crittin est le nouveau directeur de la RTS. Il a pris ses fonctions le 1er mai 2017. RTS/Laurent BLEUZE

Pascal Crittin, le nouveau directeur de la Radio Télévision Suisse (RTS), veut développer le transmédia en collaborant avec des chercheurs. Et défend un service public sans limites.

Photo: Pressedienst RTS

Poignée de main et sourire francs, Pascal Crittin a la cinquantaine juvénile et l’aisance de ceux à qui tout sourit. A commencer par un parcours professionnel qui l’a vu rebondir de poste en poste jusqu’à succéder à son mentor Gilles Marchand, qui lui a laissé «trois semaines» pour se préparer à diriger le paquebot RTS et ses 1600 employés. Le défi n’a pas effrayé ce travailleur acharné et sérieux derrière lequel se cache, c’est lui qui le dit, «un mec qui sait aussi déconner». Il l’avoue quand on lui rappelle la création du «Petit Déconneur Illustré» avec un copain d’enfance, au temps de ses études à Saint-Maurice. «L’autre jour, j’en ai transmis quelques exemplaires à mes fils en leur disant: vous voyez ce qu’on était capable de faire à l’époque!», raconte-t-il en riant.

C’est grâce à la musique que le Valaisan arrive à ce qui était alors la Radio suisse romande. «Comme conseiller musical du ‹Kiosque à Musiques›, j’avais carte blanche, vous vous rendez compte!» Une fierté pour Pascal Crittin qui, ce n’est un secret pour personne, est un mélomane aguerri, à la fois pianiste, compositeur, chef de chœur et musicologue. S’il a dû «passer la main» du chœur qu’il dirige depuis 21 ans, il n’abandonne pas l’espoir de pouvoir un jour à nouveau s’immerger dans cet univers qui le captive. En attendant, ce père de trois garçons adolescents – «ma famille, c’est ma base arrière» – s’engage dans sa nouvelle fonction «à 200%», avec chaleur et conviction.

EDITO: Comment comptez-vous accompagner la RTS dans sa révolution numérique?
Pascal Crittin: Il faut offrir le bon contenu, sur le bon outil, au bon moment. Nous cherchons par exemple comment adapter un Temps Présent qui incarne la noblesse du service public avec des enquêtes poussées, pour qu’il atteigne les jeunes, adeptes des réseaux sociaux. Il n’y a pas de raison que ce public n’y ait pas accès, même s’il ne va jamais regarder l’intégralité des 52 minutes. Je rêve d’une RTS où coexistent trois approches: les journalistes qui conçoivent et réalisent les contenus, les ingénieurs qui développent les outils, et les spécialistes des sciences sociales qui travaillent sur les usages du public. En Suisse romande, nous avons tout: des médias qui proposent un contenu diversifié, une technologie de pointe grâce à des Hautes Ecoles au top mondial, et un public qui peut et veut s’offrir le meilleur en termes de nouvelles technologies. Si l’on réunit ces facteurs et que nous impliquons le public, on peut faire mieux qu’à la Silicon Valley! (sourire)

Comment comptez-vous vérifier cette intuition?
Nous allons ouvrir à l’EPFL, un centre de recherches sur les médias, cet automne au plus tard. Il permettra à des employés de la RTS de travailler avec les scientifiques des Hautes Ecoles dans des groupes communs. Nous sommes en voie de recruter un directeur de ce centre. Lorsqu’une idée prometteuse apparaîtra, nous mettrons l’argent nécessaire pour la réaliser. Le projet s’étalera sur cinq ans, en collaboration avec l’EPFL; les universités de Lausanne, Genève et Neuchâtel qui ont déjà signalé leur intérêt, ainsi que des acteurs de l’audiovisuel à l’international, et nous cherchons à établir un partenariat avec des éditeurs de presse. Nous communiquerons plus en détail à ce sujet à la rentrée.

La publicité est en baisse, la redevance est plafonnée et la RTS a dû supprimer 70 postes l’an dernier… avez-vous les ressources nécessaires pour mener de tels projets en gardant toutes vos chaînes de radio et de télévision?
Les choses sont claires, il n’y aura pas de moyens supplémentaires. Nous avons une enveloppe fermée. Il s’agit donc de réinvestissements à l’interne. Peut- être qu’au final, on fera un peu moins ici pour faire un peu plus là. La radio et la télévision continueront d’exister, mais il faut faire face aux défis d’une consommation toujours moins linéaire et de la demande de participation du public. Pour y répondre, nous devons développer le transmédia. Pour l’instant, nous nous contentons de décliner la radio et la télévision sur le web, alors que c’est un média à part, qui a sa propre logique. Et il faut que le dialogue entre ces trois médias monte en puissance.

Qu’entendez-vous par là ?
Je souhaite offrir à l’utilisateur différentes approches pour entrer dans le monde de la RTS en l’expérimentant de manière fluide et globale. Un jeune qui visionne un podcast de quelques minutes sur notre site se verra aussi proposer d’écouter la radio, et ainsi de suite. Nous voulons créer des ricochets entre nos différents médias.

Mais quelle marge de manœuvre avez-vous sur Internet? Les éditeurs et une partie du monde politique veulent y limiter la présence du service public…
Le cadre juridique est relativement ouvert. La modification de la concession en 2013 a permis à la SSR de développer un peu plus son offre en ligne. Nous avons la possibilité de publier des contenus en lien thématique et temporel avec les productions de la radio et la télévision. Tant qu’on est dans ce cadre, on peut s’adapter. Diffuser des vidéos sur Youtube par exemple, c’est diffuser de la télévision, mais dans un autre format. Cela dit, les développements digitaux vont plus vite que la loi et l’autorité de surveillance (Office fédéral de la communication) veille à l’adaptation de la régulation dans le cadre légal donné.

L’élan que vous souhaitez insuffler sera coupé net si l’initiative «No Billag» est acceptée…
Il faudrait licencier 6000 personnes, vous imaginez? Même un éventuel contre-projet serait catastrophique. La Commission compétente du Conseil national a demandé au Conseil fédéral d’évaluer les conséquences si on ampute le budget de la SSR de 300 ou de 550 millions. Alors que le budget total de la RTS  est de 370 millions! Ce n’est pas seulement Option musique qu’il faudrait supprimer, la chaîne coûte 2 millions et obtient 12% de parts de marché, ou les séries américaines, mais dans les productions suisses qui nous coûtent 100 fois plus à la minute. Adieu le soutien au cinéma, à la musique, à la culture… Ce serait une sacrée casse!

Comment définissez-vous le service public?
C’est l’essence même de la Suisse. Il vise à ce qu’aucun de ses habitants ne soit un sous-citoyen ou un citoyen périphérique, malgré la diversité linguistique et géographique de ce pays. Depuis 150 ans, que ce soit dans le domaine des transports, de la poste, de la formation, tout le monde a accès aux mêmes prestations. Le service public audiovisuel a été mis en place parce qu’il coûtait cher de faire de la télévision ou de la radio dans chaque région linguistique, et pour soutenir les minorités. C’est un patrimoine qui appartient à tous depuis plus de 60 ans. J’aime parler de bien public. Ce bien public, qui consiste à faire en sorte que tous aient accès à toute l’information et à toutes les connaissances pour le bien de la société et de la démocratie, c’est notre combat.

Le contenu de ce bien public n’est pas défini très précisément…
C’est là tout l’objet du débat actuel que l’on doit à deux facteurs. Le premier, c’est la globalisation. Le public a accès à tout et souvent gratuitement. Dans ce contexte, il se demande: à quoi sert-il que je paie? Ensuite, un certain nombre d’acteurs – en difficulté économique – estiment que le service public ne doit produire que ce qui n’est pas rentable sur le marché. Or c’est un leurre de croire que notre offre soit rentable en Suisse, avec de petits marchés linguistiques.

Pour vous, le service public doit tout faire?
Oui, le public paie pour une offre globale et nous nous battrons pour rester un média généraliste. Mais en disant cela, je ne cherche pas à me montrer impérialiste: je pense au public. Si les acteurs privés prennent notre place, ils ne feront que ce qui est rentable. C’est normal, mais les citoyens n’y trouveront pas leur compte: seul 20 à 25% de ce que produit chaque année la SSR est peut-être rentable à Zurich, et le pourcentage est moins élevé encore en Suisse romande. Moi, je crois que ce pays a besoin d’un média audiovisuel fort pour garantir l’information et soutenir la culture, qui coûte cher. Nous investissons 27,5 millions par an depuis plus de 20 ans pour le cinéma suisse. Quelque 2500 films suisses ont été coproduits ainsi. Quant au sport, si nous ne le couvrons pas, qui le couvrira? Si les têtes d’affiche viennent à Athletissima ou au Tour de Romandie, c’est parce qu’elles savent que l’événement sera retransmis à l’international… C’est cela, la force de l’audiovisuel public: restituer à la société ce que la société lui donne.

Pour consolider la place médiatique, vous prônez une alliance des médias, qu’ils soient publics ou privés. Comment envisagez-vous cette collaboration?
Elle doit se faire partout où c’est possible, dans la formation, la technologie, au niveau éditorial… Il est essentiel que la place médiatique soit forte et diversifiée car tous ensemble, nous œuvrons pour le bien public. Mais nous ne devons pas forcément faire toujours les mêmes choses. Par exemple, tous les médias doivent-ils être présents sur certains événements? Ne serait-ce pas possible de se répartir le travail? Nous le faisons déjà avec des acteurs privés, par exemple avec Canal 9 pour les combats de reines en Valais: ils réalisent des portraits d’éleveurs qu’ils nous mettent à disposition, et nous leur fournissons nos images de la finale. Je suis ouvert aux propositions, mais il faut être deux pour danser le tango…

Avant de connaître le monde des médias, vous avez grandi dans celui de la musique. Que vous a apporté l’expérience de directeur artistique de l’ensemble vocal de Saint-Maurice?
(Bref silence). Un très grand équilibre affectif. Et puis, je pense que je manage différemment parce que j’ai été chef de chœur.

Pour quelle raison?
D’abord, parce que c’est un travail collectif. Vous avez un projet et une intention, mais les gens ne sont pas forcément alignés sur votre idée. Il faut les rendre les plus performants possible, parce qu’ensuite, et ça c’est génial, ce sont eux qui vont réaliser le projet. On ne peut ni chanter, ni jouer à leur place! Ensuite, c’est un travail d’endurance et de maturation que j’adore. Il y a des hauts et des bas, il faut laisser du temps aux gens… Diriger un chœur, ça consiste à maintenir un cap et un tempo de la main droite tout en donnant du sens de la main gauche (il fait le geste). Le chef a un corps et un visage qui donnent à ceux qui le suivent une image de ce qu’on va faire. Et de qui on est.