Archéologue de l’intime

Marianna Gawrysiak travaille depuis de nombreuses années comme géronto-psychologue à Fribourg. Photo: Magali Girardin

Gérontopsychologue-psychothérapeute, Marianna Gawrysiak soigne les maladies psychiques des aînés depuis quasi trente ans. Un métier méconnu, rendu indispensable par le vieillissement de la population.

« Bonjour, bienvenue ! » La chaleur du salut détonne dans la grisaille du mois de février : Marianna Gawrysiak dégage une joie de vivre contagieuse. Cette année, cela fait vingt-huit ans qu’elle exerce au Centre de soins hospitaliers (RFSM) de Marsens. Autant dire qu’elle connaît par cœur les couloirs dans lesquels elle nous entraîne. « Je fais partie des meubles », rigole-t-elle. Cette Hongroise « pur jus », comme elle dit, qui garde l’accent chantant de sa Budapest natale, accueille patients et visiteurs dans un bureau aux couleurs ocre et soleil : « C’est important de travailler dans un lieu chaleureux ! » Au mur, un arbre à côté duquel figure le fameux « carpe diem » ; accroché à une bibliothèque, un sac sur lequel on lit : « à la recherche du temps perdu »… Petit Poucet de la mémoire, Marianna Gawrysiak aime semer des messages d’espoir.

L’heure du bilan final

C’est à la faculté de psychologie de Fribourg que commence son parcours. Elle se passionne rapidement pour la psychologie clinique, « un domaine assez complet et complexe pour satisfaire mon âme d’enquêtrice », dit-elle avec un sourire. Rapidement, elle s’oriente vers la gérontopsychologie. En 1989, après une demi-licence à Fribourg, une licence et un diplôme de spécialisation en neuropsychologie à Genève et un stage à l’asile de Bel-Air (actuellement hôpital de psychiatrie de Belle-Idée), elle entre à l’Hôpital psychiatrique cantonal de Marsens où elle se dédie aux personnes âgées.

Pour expliquer ce choix peu banal, Marianna Gawrysiak évoque l’absence de grands-parents décédés trop tôt. « J’aurais voulu avoir une grand-maman-gâteau avec qui parler », dit-elle. Au-delà de son vécu, elle est poussée par l’envie d’explorer. « L’histoire de vie de mes patients est particulièrement riche car elle s’étale sur soixante, septante ans ou plus. Il faut donc pratiquer une sorte d’archéologie de l’intime lorsqu’on les soigne. Et puis, ils sont à l’heure du bilan. Leurs enfants sont adultes, la boucle est bouclée », explique la gérontopsychologue. Elle apprécie aussi la complexité des diagnostics et de la prise en charge, ses patients souffrant souvent de plusieurs pathologies. Enfin, elle relève que sa spécialité est un domaine en friche. « A quoi devrait ressembler un centenaire ? Comment soigner cette tranche d’âge ? Ces questions sont très neuves. »

Soutenir aussi les familles

Au quotidien, Marianna Gawrysiak travaille sur trois axes : la pose de diagnostic, la prise en charge thérapeutique et le travail de liaison. Pour ses évaluations, elle utilise les méthodes classiques de la neuropsychologie. « Nos patients peuvent souffrir d’Alzheimer mais aussi de séquelles dues à des dépendances ou à un traumatisme crânien. Le déterminer requiert un vrai travail d’enquête », souligne-t-elle.

Marianna Gawrysiak travaille aussi dans un hôpital gériatrique voisin et dans les EMS du canton de Fribourg comme consultante externe, posant des diagnostics, assurant le suivi des patients et coachant les soignants. « Eux aussi ont besoin de soutien, car ils affrontent des problématiques complexes et douloureuses », explique-t-elle.

Enfin, lors des thérapies, Marianna Gawrysiak, formée en psychothérapie psychodynamique, met l’accent sur l’histoire de vie et le transfert. Lorsqu’elle est appelée au chevet de malades hospitalisés brièvement, elle utilise une méthode d’intervention de crise qui met l’accent sur l’‘ici’ et le ‘maintenant’. Elle soigne aussi les proches des malades. « La famille a souvent besoin d’explications et de coaching, car l’entrée en EMS ne se fait souvent qu’en toute fin de parcours. Il y a un risque d’épuisement », relève la thérapeute.

Une part de soi qui s’éteint

Cet effondrement, Chantal Sauer l’a évité de justesse. La mère de cette cinquantenaire dynamique, directrice d’un centre de fitness pour les seniors à Vevey, a été diagnostiquée Alzheimer en 2012. « Après la mort de mon père, maman avait changé. Elle était très fatiguée et avait de la peine à se concentrer », explique Chantal Sauer. Consulté, son médecin généraliste attribue ces symptômes au vieillissement et au deuil, mais peu convaincue, elle l’emmène chez une neurologue qui identifie la tristement célèbre maladie.

Chantal Sauer s’adresse ensuite à Marianna Gawrysiak dont elle a entendu dire qu’elle était une spécialiste d’Alzheimer. « Les proches sont déconcertés et isolés par cette maladie insupportable. J’avais l’impression que la moitié de moi-même s’éteignait. Dans cette situation douloureuse, Marianna m’a apporté une aide inestimable », souligne-t-elle. La thérapeute répond à ses questions, la met en contact avec un réseau d’aide aux proches et la sécurise quant aux gestes à adopter, « des petits détails pour nous, mais de grandes choses dans la vie de ces malades ». Aujourd’hui, la mère de Chantal Sauer ne peut plus parler, mais sourit beaucoup. « Je suis convaincue qu’elle sent que nous l’entourons », dit sa fille avec émotion.

 « La vieillesse va nous exploser à la figure »

La gérontologie, qui n’existe que depuis les années 1950, est une science peu connue et parfois, négligée. Marianna Gawrysiak se souvient ainsi de ses cours de psychopathologie des personnes âgées dispensés par le professeur J. Richard à l’Université de Genève dans les années 1980. « Ils n’attiraient que six pelés, dont moi ! », dit-elle avec un sourire. Il a fallu du temps pour que les pratiques évoluent. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’a été créée la première unité hospitalière dédiée aux aînés en Suisse.

Cette lenteur, la thérapeute l’attribue à une gérontophobie généralisée. « Notre société porte aux nues la jeunesse, la performance et la rapidité. Dans ce contexte, le corps médical se croit obligé de réaliser des exploits. Or, lorsqu’on traite des personnes de 80 ou 90 ans qui ne rajeuniront pas et parfois même, ne guériront pas, le succès thérapeutique se mesure autrement : par un accompagnement réussi, l’acceptation d’une situation difficile…», souligne Marianna Gawrysiak. Elle se dit inquiète pour l’avenir si l’attitude envers les personnes âgées ne change pas. « En cent ans, on a gagné 35 ans d’espérance de vie et les plus de 65 ans représenteront bientôt 25% de la population. Dans ce contexte, si l’on n’investit pas massivement dans la gérontologie, la vieillesse va nous exploser à la figure », s’alarme-t-elle.

Un suivi sur plusieurs générations

Fidèle au poste depuis vingt-huit ans, Marianna Gawrysiak a pu observer l’évolution de sa spécialité et la progression de la psychiatrie gériatrique dans le canton de Fribourg. Surtout, elle connaît tout le monde et tout le monde la reconnaît, tant les professionnels du réseau de soins que les malades et leurs familles, parfois suivis sur plusieurs années et plus d’une génération. Avec le vieillissement de la population, il n’est en effet plus rare qu’elle soigne un père ou une mère quasi centenaire et leurs enfants retraités. « Ces situations inédites sont passionnantes », souligne-t-elle.

La longévité offre plus d’une rencontre étonnante à la thérapeute. « Au détour d’un couloir d’EMS, je suis tombée dans les bras d’un monsieur de 94 ans dont j’avais, 20 ans plus tôt, soigné la première épouse atteinte d’Alzheimer. Il avait refait sa vie et décidé de suivre sa deuxième compagne en maison de retraite », raconte-t-elle. Elle se rappelle aussi de moments plus difficiles. « En début de carrière, devoir annoncer à deux jeunes de mon âge que leur mère souffrait d’un Alzheimer précoce m’a beaucoup marquée. Je l’ai ensuite accompagnée pendant les vingt ans de sa maladie. »

La joie des années qui passent

On pourrait croire qu’observer les maux de l’âge lui fait redouter le poids des années, mais il n’en est rien : Marianna Gawrysiak aime vieillir, assure-t-elle, les yeux pétillants. « A mes débuts, mes patients me disaient : ‘mais vous êtes tellement jeune !’ Maintenant que j’ai moi aussi perdu mes parents et que mon fils de 20 ans me considère comme une vieille ‘chnoque’, ils ont davantage confiance. » Et puis, elle a tiré des leçons de ces voyageurs au long cours, dont celle-ci : accepter pleinement ce que le destin a donné. « L’essence même du bonheur », conclut Marianna Gawrysiak avec un sourire.