Ora et Ihab Balha, le triomphe de l’amour sur la peur

Crédit photo: The Orchard of Abraham's Children
Franchir le seuil de leur maison, c’est tourner le dos au désespoir qu’inspire parfois ce coin de terre. A Tel Aviv-Jaffa, le foyer d’Ora l’Israélienne et d’Ihab le Palestinien plonge le visiteur dans une joie paisible.
Ici, l’accueil est une puissante réalité, vécue dans une simplicité déconcertante. Toute la famille passe de l’arabe à l’hébreu sans même y penser et les trois garçons du couple vous ouvrent la porte comme si vous aviez toujours fait partie de la famille ; vous vous surprenez à regretter de poser des questions et brandir votre carnet de notes. Vous le sortez pourtant, car l’histoire d’Ora et Ihab Balha mêle l’intime et le collectif en un rare et profond message.
Dieu pour témoin
Fondateurs en 2011 de l’association « The Orchard of Abraham’s children » (« Le jardin fruitier des enfants d’Abraham »), ils animent des rencontres entre juifs, musulmans et chrétiens partout en Israël et dans les territoires palestiniens. Une école, des festivals, des retraites dans le désert, des enseignements… leurs nombreuses activités leur ont valu une certaine notoriété, renforcée par leurs apparitions lors de danses derviches, un art qu’ils enseignent. Danseuse professionnelle, Ora Balha complète par une approche corporelle la diffusion des idées de son mari Ihab, sheikh soufi. Leur travail pour la paix a notamment été remarqué par le chanteur de Coldplay Chris Martin, qui les soutient activement.
C’est dans le désert du Sinaï que commence leur aventure à deux, il y a treize ans. Elle est juive, il est musulman, mais le coup de foudre réduit à néant toute question, toute hésitation : « Nous étions destinés l’un à l’autre », dit Ora avec un sourire, sur la terrasse de leur maison d’où l’on aperçoit la mer. Le lendemain, ils se marient. Sur la plage de Jaffa, « avec Dieu comme témoin et la Bible et le Coran pour prêter serment ». Seuls. « Qui aurait voulu nous servir de témoin ? », interroge-t-elle.
Des univers qui s’ignorent
Il faut dire qu’Ora et Ihab ont réuni deux mondes en pleine confrontation. Ora, Israélienne de Galilée issue d’un milieu juif très traditionnel, n’avait jamais eu de contact avec « les Arabes » avant cette rencontre bouleversante dans le désert. Il faudra deux ans à son père pour accepter de rencontrer son mari et plusieurs mois pour que sa belle-famille palestinienne l’accepte. « Nous sommes aujourd’hui une famille très unie, mais cela a pris du temps », commente-t-elle.
Quant à la famille d’Ihab, elle a longtemps détesté les juifs. Son père, qui avait 12 ans en 1948, a vécu dans sa chair l’exil et les violences qui ont entouré la création de l’Etat d’Israël. Les possessions de son clan lui sont arrachées, sa famille est dispersée : il lui faudra attendre plus de cinquante ans et un pèlerinage à La Mecque pour revoir ses sœurs, réfugiées en Arabie saoudite.
Des vertus de la dispute
Ihab n’a ainsi aucun contact avec des juifs jusqu’à ce qu’il ait affaire aux clients du restaurant de son oncle où il travaille comme serveur. Un soir éclate une altercation avec un Israélien qui accuse les Arabes de tous les maux du pays. Pendant plusieurs mois, Ihab et lui s’écharpent entre deux plats. « Un soir, il lui a dit : viens, engueulons-nous chez moi, ce sera plus sympa », raconte Ora. Déconcerté, le jeune homme accepte pourtant. Une fois arrivé, il n’est plus question de conflit mais… de peine de cœur : l’homme s’est fait quitter, il avait besoin d’une oreille attentive. Ihab se sent alors libéré d’un grand poids : celui de ne pas connaître l’autre qu’on lui avait décrit comme un ennemi.
Les années passent, avec leur lot d’accords échoués, de colères inapaisées et d’espoirs douchés. Ihab fait son bonhomme de chemin, ouvre un restaurant. L’histoire aurait pu en rester là, mais survient la Seconde Intifada, qui le pousse à agir pour construire un avenir menacé par les haines.
L’union avec autrui comme objectif spirituel
La première rencontre qu’il organise avec ses amis réunit 150 Israéliens et Palestiniens venus partager, avec le soutien de prêtres, de rabbins et d’imams, leur chagrin face à la mort de leurs proches tués dans le conflit. Au fil des mois, ces rassemblements ont toujours plus de succès et lorsque son restaurant est dévasté par un incendie, Ihab décide de se lancer pleinement dans l’aventure de la réconciliation.
« A travers le dialogue, Allah m’a aidé à comprendre ma place dans ce monde », raconte ce bel homme aux traits fins et à la chevelure fournie qui, vêtu de blanc, a rejoint la conversation après un repas bienvenu en cette période de Ramadan. Aux yeux d’Ihab, la réunion des âmes représente l’étape spirituelle la plus élevée. « Le sentiment de n’être plus séparé en rien de ce qui compose le monde représente le niveau le plus haut de la religion. Mais cela demande d’abord de traverser sept étapes : la rencontre, le dialogue, l’écoute, l’approbation, le ressenti, le respect, l’apprentissage et l’unité », dit-il. Au nom de sa foi, Ihab converse avec tout le monde, quelle que soit l’orientation religieuse ou politique de ses interlocuteurs. « Le Coran nous enseigne que nous faisons tous partie de la même humanité », rappelle-t-il.
De la rage au partage
Ihab a dû traverser cinq ans de coupure avec sa famille qui ne comprenait pas son cheminement. Durant ce temps, cet homme issu d’un milieu musulman sunnite traditionnel commence à pratiquer intensément l’islam à l’âge de 30 ans, en explorant les racines mystiques à travers le soufisme qu’il embrasse en devenant sheikh. Il renoue ensuite le dialogue avec ses parents et aide son père à surmonter sa colère envers les Israéliens en invitant des amis juifs afin qu’il vide son sac. Peu à peu, le père passe de la rage au partage en réalisant que son récit passionne les gens.
Deux voies
Au vu de son histoire familiale et du contexte politique, on pourrait s’attendre à ce qu’Ihab mentionne le conflit comme obstacle majeur au dialogue, mais il n’en est rien. « Ce qui empêche de s’entendre, de se comprendre, c’est l’ego, la superficialité, la peur ». Et de tacler « les médias qui portent les peurs dans un pays expert de l’anxiété, et qui enlèvent aux gens le temps nécessaire à l’entretien de leur vie spirituelle. Si on y ajoute ce capitalisme fou qui force à courir derrière l’argent, on comprend pourquoi tout le monde se sent si mal », dit-il entre deux gorgées de café apporté par son fils. Le remède d’Ora et Ihab Balha ? Le désert, là où on peut « se nettoyer l’âme du superflu, transformer l’énergie négative en force d’ouverture et en beauté ». Et Ihab Balha de conclure, avant de partir prier à la mosquée : « il n’y a pas trois manières de mener sa vie, il n’y en a que deux : celle de l’amour et celle de la peur. A nous de décider quel chemin nous empruntons ».