… Et le septième jour, Israël s’arrêta

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En Israël, la plupart des transports publics ne fonctionnent pas à shabbat. Un commandement religieux dont l’application en dit beaucoup sur la manière dont religieux et laïcs coexistent depuis la création de l’Etat hébreu

Un vendredi soir du mois d’août en Israël. Il fait une chaleur à crever, vous rêvez d’aller marcher au bord de la mer, un peu en dehors de la ville… Vous n’avez pas de voiture ? Adieu la plage : aucun transport étatique ne vous y mènera. Pour cause de shabbat, ni les trains, ni les bus de la compagnie nationale « Egged » ne fonctionnent du vendredi soir au samedi soir dans l’Etat hébreu. Dix-huit minutes avant le coucher du soleil tout s’arrête, ou presque, jusqu’au lendemain à l’apparition de trois étoiles dans le ciel, comme le prescrit la Bible.

Plusieurs solutions s’offrent alors à vous. La première : acheter une voiture, ce qui est particulièrement onéreux en Israël à cause du montant de la TVA. Certains affirment d’ailleurs que si le shabbat est strictement maintenu, c’est parce que l’Etat ne veut pas se passer de cette manne en étendant le réseau et les heures de service des transports publics. La deuxième : prendre un taxi et en maudire le prix surtaxé à shabbat. La troisième : emprunter un sherout, ce taxi collectif jaune pas cher qui ne s’arrête qu’à des lieux bien déterminés et qu’on attend sans jamais savoir quand il arrivera.

39 travaux actualisés

Shabbat signifie « cessation » en hébreu. Le terme désigne le septième jour où Dieu Lui-même fait une pause pour contempler Son œuvre, selon la Genèse, et la Torah y proscrit tout travail. Le texte saint mentionne 39 activités qui pourraient laisser penser que l’interdiction est aujourd’hui passée de date (qui carde, tamise ou vanne encore en 2019 ?), mais son interprétation a évolué à travers les âges. Aujourd’hui, le judaïsme traditionnel considère comme interdits le fait de regarder la télévision, prendre l’avion, téléphoner… ou conduire. Non seulement parce que l’usage d’un véhicule à moteur est considéré comme un travail, mais aussi parce que la combustion de carburant nécessite un allumage de feu qui fait partie des tâches interdites.

Si les services publics israéliens respectent ces règles, ce n’est pas tant parce que le ministre de l’Intérieur Aryé Dery est juif ultra-orthodoxe, mais parce que le shabbat est un symbole étatique. « La question de savoir quels seraient les attributs nationaux et culturels par lesquels s’exprimerait le caractère juif d’Israël s’est posée dès sa création. Contrairement au christianisme, le judaïsme et l’islam sont des religions qui se vivent avant tout dans l’espace public, l’autonomie individuelle relevant du privé. Il fallait donc trouver des manifestations collectives de la foi », explique Shlomo Fischer, professeur de sociologie à l’Université hébraïque de Jérusalem et chercheur à l’Institut des politiques du peuple juif.

Apaiser les ultra-religieux

La question est réglée dès 1947, par un accord appelé la « lettre du statut quo ». Elle est adressée par le fondateur de l’Etat et Premier ministre David Ben Gourion à une puissante institution : Agoudat Israel, la faîtière des autorités ultra-orthodoxes. Il s’agit d’apaiser les ultra-religieux qui perçoivent la création de l’Etat d’Israël comme une hérésie, seul le Messie envoyé par Dieu ayant le pouvoir de mettre fin à l’exil des juifs. David Ben Gourion leur laisse ainsi le pouvoir sur quatre sujets majeurs : le shabbat, la casherout (règles alimentaires), l’éducation et les règles matrimoniales (ce qu’on appelle le statut personnel). « David Ben Gourion lui-même tenait à ce que les symboles culturels du judaïsme soient respectés. Il voulait que les ultra-religieux puissent être inclus dans la vie du nouvel Etat. Il a fallu instaurer des règles du jeu qui respectent les valeurs fondamentales de chacun », dit Shlomo Fischer.

Et jusqu’à aujourd’hui, ce sont des ultra-orthodoxes qui dirigent le rabbinat israélien décidant des conversions, des mariages, des bar-mitzva et j’en passe ; ils ont leur propre système scolaire, ce sont eux qui délivrent les certificats de conformité aux règles alimentaires des restaurants, et… aucun service public ne fonctionne à shabbat.

Les symboles avant tout

On aurait tort d’en conclure qu’Israël est une dictature religieuse. D’abord, parce que rien ne force les citoyens israéliens à respecter les commandements de la Bible. « Chacun fait exactement ce qu’il veut. L’essentiel, c’est de ne pas toucher les symboles qui ici, comptent plus que les actes », affirme Shlomo Fischer. Si l’arrangement conclu sur le plan national avec les religieux est strictement respecté par l’Etat, les arrangements et les exceptions sont donc très fréquents au niveau local. « Il y a la loi puis il y a les exceptions, et les autorités ferment les yeux ou s’en accommodent », relate le professeur. Et de prendre en exemple le shopping. Traditionnellement interdit à shabbat, il est devenu une activité de divertissement lorsqu’Israël est devenu une société de consommation. Résultat, de nombreux magasins de périphérie sont ouverts à shabbat. « La négociation entre laïcs et religieux ne porte pas sur la possibilité de faire quelque chose, mais où et comment cette chose se fait », estime Shlomo Fischer.

Et depuis 2015, les visiteurs et les mécréants ne respectant pas les lois du shabbat peuvent compter sur Noa Tanua pour se déplacer. Cette coopérative à but non lucratif dont le nom signifie en hébreu : « Et pourtant, ça bouge ! », gère deux lignes de bus chaque samedi, de 9 heures à 18 heures. L’une copie un réseau existant et circule autour de Tel-Aviv ; l’autre relie Beersheba, dans le sud, et Ashkelon, en bord de mer. Aujourd’hui, Noa Tanua transporte collectivement près de 10’000 personnes et ambitionne de proposer ses services à douze nouvelles villes. Un exemple parmi d’autres du dynamisme dont font preuve les Israéliens peu pratiquants pour contourner les lois religieuses.