La lutte des Bédouines pour l’avenir

Khadra El Sana. Photo: Marie-Armelle Beaulieu, Terre Sainte Magazine

En Israël et dans les territoires palestiniens, les Bédouines misent sur l’instruction et la renaissance du savoir-faire traditionnel pour surmonter les discriminations liées à leur genre et leur ethnie

Elle a le regard flamboyant et le geste sûr de qui a l’habitude de diriger. En ce début d’après-midi ensoleillé, Khadra El Sana vient d’arriver dans les locaux de SIDREH dont elle est la directrice. Créée en 1998, l’association a pour objectif de vendre les travaux de tissage confectionnés par les femmes de Lakiya, une petite ville bédouine de 14’000 habitants à l’entrée du désert israélien du Néguev. « Nous travaillons pour des grands hôtels et des designers qui viennent du Danemark ou d’Italie. Environ 150 familles bédouines en bénéficient », précise Khadra, le visage traversé d’un sourire. Dans la cour de la maison qui abrite SIDREH s’entasse une laine colorée ; dans un coin, le ronronnement régulier d’un métier à tisser signale la présence d’une femme fort occupée à en tirer des motifs complexes. Impossible cependant de photographier son visage, car la société bédouine applique encore majoritairement des règles très strictes interdisant l’apparition publique des femmes, au nom de l’honneur.

L’émancipation par le métier à tisser

Si Khadra accepte, c’est qu’elle a fait de l’émancipation son combat. Mère « de quatre enfants dont une fille médecin et un fils qui veut devenir berger », comme elle l’annonce dans un rire, cette quinquagénaire dont le père menait des troupeaux dans le désert du Néguev vient d’une famille de onze enfants. Première fille à obtenir le droit d’étudier au lycée, elle prend sa petite sœur sous son aile. « Elle est devenue avocate », affirme-t-elle avec fierté. Installée à Lakiya après son mariage, Khadra se sent rapidement coincée. « On était plusieurs Bédouines du même âge à vouloir faire évoluer notre situation, mais on ne savait pas par où commencer », explique-t-elle. Le déclic vient à la naissance de sa fille. « J’ai pensé à assurer son avenir et l’avenir d’une femme, ça passe par l’éducation. Il me fallait de l’argent, et j’ai voulu créer un commerce de production traditionnelle ». L’association SIDREH rencontre d’abord la résistance des hommes mais vingt-deux ans plus tard, tout le monde y trouve son compte. Les ménages ont davantage d’argent et l’honneur est sauf. « La stratégie des femmes bédouines pour s’émanciper passe notamment par le savoir traditionnel. En le ravivant, elles s’assurent une activité professionnelle tout en conservant leur honneur. C’est une manière douce de changer l’ordre social », observait dans un article scientifique la professeure à l’Université de Ben Gourion Sarab Abu-Rabia-Queder.

Un peuple privé de terre

Dans son bureau de Lakiya, Khadra El Sana s’indigne : « Nous les Bédouines, nous sommes victimes de deux types de discrimination. Sexiste, parce que nous sommes des femmes dans une société patriarcale ; ethnique, parce que nous sommes des Palestiniens dans un Etat juif. Et pas n’importe quels Palestiniens : nous sommes des Bédouins ». Soit la population la plus pauvre et ostracisée vivant en Israël et dans les territoires palestiniens occupés. Les Bédouins – dont le nom vient de l’arabe « badawi », soit « habitant des campagnes » – vivent une situation particulièrement difficile en termes d’accès à la santé, à l’éducation ou à l’emploi. Leur nomadisme a toujours été perçu par l’Etat d’Israël comme une entrave fondamentale à leur intégration comme citoyens, de la même façon que sont mal considérés les Tsiganes en Europe, par exemple. Alors qu’en Galilée (nord), les villages bédouins ont obtenu un statut municipal, la majorité des 160’000 Bédouins du Néguev vit dans une localité non-reconnue par Israël. Ce qui signifie qu’ils logent dans des habitations pouvant être démolies à tout moment, sans accès aux infrastructures telles que l’eau, l’électricité, les écoles, les services de santé ou de voirie.

La difficile transition entre un mode de vie nomade ou semi-nomade et la sédentarité commence en 1948. Au moment de la création de l’Etat d’Israël, quelque 90% des 100’000 Bédouins qui se trouvaient dans le désert du Néguev fuient leurs terres ou en sont chassés. En 1951, les 11’000 restant sont parqués sous contrôle militaire israélien dans une portion restreinte de ce territoire dont ils perdent totalement la propriété en 1952 sont l’effet d’une loi promulguée par l’Etat hébreu. S’ensuivent vingt ans de survie ; sans aucun accès ni à l’instruction, ni au marché de l’emploi, les Bédouins ne verront leur situation changer qu’après la guerre des Six-Jours de juin 1967. Israël, qui a gagné de nouveaux territoires, accélère leur urbanisation forcée.

« Nous ne voyons plus l’aube »

Un changement qui menace l’identité même de cette communauté. « Nous n’avons plus d’espaces de pâturage, plus d’animaux et plus de tentes. Depuis nos foyers, nous ne voyons plus poindre l’aube ou arriver le crépuscule, ni nos voisins cuisiner : nous ne sommes plus des Bédouins ». Dans le village palestinien d’Al Jabal qui dépend du gouvernorat de Jérusalem, Abou Ali tire un constat résigné de sa situation. Il y a aujourd’hui 23 ans de cela, les 3500 membres de la tribu Al Jahalin à laquelle il appartient ont été déplacés de force par l’Etat et contraints de vivre dans des maisons en dur. Autrefois bergers ou cultivateurs, ils survivent désormais grâce à des petits jobs dans la colonie israélienne voisine de Maale Adoumim. L’occupation de la Cisjordanie mène la vie dure aux Bédouins, et Abou Ali tient à montrer pourquoi ces derniers sont furieux. Grimpant le long d’escaliers en ruines jusqu’à l’étage supérieur de sa maison, inachevé comme tant d’autres faute d’argent, le sexagénaire indique une décharge, de l’autre côté de la route. A côté de ce lieu où s’amoncellent les détritus des habitants de Jérusalem et Maale Adoumim, un grand rond-point où trois tentes et quelques chèvres baignent dans la pollution du trafic. « C’est là qu’Israël veut reloger les habitants de Khan Al Ahmar », explique Abou Ali. Un village dont la résistance acharnée lui a valu une renommée internationale et permis d’échapper à la destruction. Pour l’instant.

La minuscule localité de Sut Baher ne vit pas sous la même menace, mais ses habitants craignent pour leur avenir. Pour rejoindre ce campement bédouin au sommet d’une colline désertique, il faut quitter la route menant à la Mer Morte et escalader un chemin caillouteux. C’est là que vivent Oum Ahmed et les siens. Surveillant les moutons qui reviennent à l’enclos sous la houlette de sa deuxième fille, la sexagénaire tire un constat mitigé de l’évolution de sa situation au cours des dernières années. « La technologie a beaucoup amélioré mon quotidien. En même temps, l’occupation israélienne nous étouffe, nous avons perdu notre liberté », affirme-t-elle.

Permettre une autre vie

Que ce soit en Cisjordanie ou dans le Néguev, les familles bédouines sont toujours plus nombreuses à miser sur l’éducation des filles pour leur assurer un avenir. A Al Jabal, la fille aînée d’Abou Ali, Mariam Abou Galia, a été la première femme du village à obtenir un emploi. Professeure d’arabe depuis dix ans, elle ne s’est mariée qu’après avoir commencé à travailler. « C’est mon père, encouragé par ma mère analphabète, qui a construit l’école dans laquelle j’ai commencé mon instruction », raconte la jeune femme dans le salon familial. Un élan parental qui l’a aidée à surmonter la réprobation de sa communauté. « Il y a dix ou vingt ans, les rares Bédouines qui étudiaient à l’université ne pouvaient que devenir maîtresses d’école ; aujourd’hui, certaines sont avocates ou médecins et encouragent d’autres femmes à croire en leurs rêves », témoigne-t-elle.

La cause féministe au sein de la communauté bédouine avance bien plus vite que celle des Bédouins en Israël et dans les territoires palestiniens. C’est ce que constate Khadra El Sana à Lakiya. « Dans le Néguev, depuis 1998, presque 6000 femmes ont reçu une instruction de base, 900 le bac, 52 un master et lors des élections israéliennes de septembre, elles ont été plus nombreuses que les hommes à voter. Ce sont les femmes qui permettront une autre vie », conclut-elle avec un regard de défi.