Israël face aux douleurs de sa métamorphose

Photo: IStock
D’où vient le blocage ayant conduit les Israéliens aux urnes quatre fois en deux ans? D’un système politique incapable de répondre aux besoins d’une société toujours plus fragmentée.
En cette veille de scrutin, le père de l’Etat d’Israël David Ben Gourion doit se retourner dans sa tombe. Quatre élections en moins de deux ans, voire cinq si l’on en croit les derniers sondages selon lesquels aucune coalition ne pourra être formée, voilà un échec retentissant pour le système électoral qu’il avait mis en place. Mais en 73 ans, Israël a profondément changé et le mode d’élection est aujourd’hui en profond décalage avec la société.
Pour comprendre ce qui se joue, il faut revenir aux origines. «Le choix d’un système politique en 1948 se fait dans l’urgence de la guerre: personne n’a le temps d’élaborer quelque chose de sophistiqué. Le mode d’élection proportionnel des assemblées sionistes est alors repris», explique Gideon Rahat, analyste à l’Institut d’Israël pour la démocratie. Il est convenu implicitement que la formation obtenant le plus de voix a la charge de rassembler les 61 députés sur 120 pour former la coalition. «David Ben Gourion postulait l’existence d’une grande formation capable de rassembler autour d’un projet, tout en respectant la diversité des opinions. Il y a 73 ans, ce projet était limpide: faire exister Israël. Et ceux qui pouvaient le porter, c’étaient les politiciens de gauche des kibboutz», raconte Colette Avital, ancienne ambassadrice d’Israël aux Etats-Unis.
Montée en puissance des religieux
De fait, le sionisme de gauche régnera sur la vie politique israélienne jusqu’en 1977. Là, miné par la défaite cuisante d’Israël durant la guerre du Kippour de 1973, le Parti travailliste laisse la place au Likoud. Depuis, presque tous les gouvernements israéliens sont de droite. Une évolution politique qui s’est accompagnée d’une révolution sociétale: la montée en puissance des religieux. Un phénomène qui ébranle profondément le consensus des premières années face à l’urgence des guerres et l’ombre de l’Holocauste.
Cette révolution est d’abord due à la démographie. A la naissance de l’Etat, les juifs ultra-orthodoxes n’étaient que quelques centaines mais ils représentent aujourd’hui plus d’un million d’Israéliens, soit entre 12 et 15% de la population. Une présence qui compte depuis leur entrée au parlement en 1977 sous le Likoud. Ils interrogent un équilibre fondamental: le caractère à la fois juif et démocratique d’Israël. «Il y a aujourd’hui deux camps: celui qui pense qu’Israël est démocratique mais pas assez, et celui qui croit qu’Israël est juif mais pas assez», résume Tamar Hermann, analyste israélienne. Ces tensions entre religieux et laïcs ont connu leur apogée lors du vote sur l’Etat-nation en 2018 qui affirmait la primauté du judaïsme en Israël.
La transformation d’Israël est aussi provoquée par l’expansion territoriale. La guerre des Six-Jours de juin 1967, qui a marqué le début de l’occupation de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et du plateau du Golan, a donné naissance à un sionisme en concurrence avec celui des fondateurs de l’Etat marqués à gauche: le sionisme religieux. Quelles doivent être les frontières définitives d’Israël, que faire des Palestiniens, comment garder un Etat à majorité juive si les territoires sont inclus, autant de questions extrêmement complexes qui creusent les divisions. Elles sont d’autant plus vives «qu’il n’y a plus de menace immédiate nécessitant l’union nationale», commente Colette Avital. La cause palestinienne a littéralement disparu des radars israéliens, le pays tisse des alliances inédites avec les pays arabes. Seul l’Iran inquiète, mais rien de comparable avec l’angoisse des débuts de l’Etat.
«Coup» politique de 2009
A ce bouleversement sociétal s’ajoute en 2009 un «coup» politique. Cette année-là, la polarisation entre religieux et laïcs se cristallise au parlement lorsque Benyamin Netanyahou enfreint la règle implicite voulant que le parti remportant le plus de voix forme la coalition. Voyant l’importance que prennent les partis ultra-orthodoxes au parlement, il passe un accord avec eux avant même les élections. Il ravit au parti centriste Kadima, arrivé en tête du scrutin, le privilège de créer un gouvernement et s’assure le soutien à long terme des religieux. «Cela a été la fin de la mobilité politique des ultra-orthodoxes à qui Netanyahou a promis la lune en échange de leur loyauté», commente Gideon Rahat.
Aujourd’hui, le parlement israélien est divisé en deux blocs de taille égale. Celui des conservateurs (droite, extrême droite, sionisme religieux, ultra-orthodoxes) contre celui des libéraux (centre, gauche, Arabes israéliens, laïcs). «On est aujourd’hui dans une situation semblable à celle des Etats-Unis avec les républicains et les démocrates, mais notre système n’est tout simplement pas prévu pour une telle configuration», affirme la chercheuse Gayil Talshir.
Sortir de l’impasse
Comment sortir de cette impasse? «Il n’y a pas de solution dans l’immédiat. Si nous passions d’un système proportionnel à un système majoritaire, cela écarterait du pouvoir les communautés arabe et ultra-orthodoxe qui ont besoin d’une représentation sectorielle. Le bien de l’Etat est en conflit direct avec les intérêts des partis», selon l’analyste Tamar Hermann. Les experts renommés de l’Institut d’Israël pour la démocratie ont fait une proposition. «Nous avons suggéré que le chef du parti qui remporte le plus de voix soit premier ministre, au risque de constituer un gouvernement de minorité. Mais tant que Benyamin Netanyahou est dans l’arène, impossible de réformer», affirme le spécialiste Gideon Rahat.
Une sclérose qui n’empêche pas la société israélienne d’avancer, portée par autre chose désormais que le sionisme des origines ou la crainte que l’Etat disparaisse. Ce qui la rend si forte et dynamique aujourd’hui, c’est l’économie, affirme Tamar Hermann. «Les Israéliens sont positifs parce que les opportunités économiques existent malgré la pauvreté et les disparités. Ce pays est très dynamique et la fin de la pandémie annoncée par le ministre de la Santé met du baume au cœur à tout le monde», affirme-t-elle. Reste que «la période des grands projets de ce pays est terminée. Nous étions unis et solidaires et, aujourd’hui, nous sommes à nouveau divisés en tribus qui ne s’aiment pas beaucoup», dit avec émotion l’ancienne ambassadrice Colette Avital. Un Israël en panne de projets fédérateurs qui, à la veille de ce quatrième scrutin, n’attend plus grand-chose de sa classe politique.