Etincelles dans la poudrière de Jérusalem

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La progression électorale d’un parti extrémiste juif s’est conjuguée à l’interminable frustration des Palestiniens pour provoquer de nombreux affrontements, de la Ville sainte jusqu’aux abords de Tel-Aviv

Porté par la brise, un avion en papier glisse jusqu’en bas des escaliers menant à la porte de Damas, l’entrée principale de la vieille ville par Jérusalem-Est. «J’ai gagné!» s’exclame en arabe un gamin hilare sous les encouragements de ses copains. Des matrones palestiniennes se reposent sur les marches, leurs cabas croulant de victuailles. La rupture du jeûne s’annonce généreuse et le quartier, paisible dans la semi-torpeur de ce début d’après-midi du mois de ramadan. C’est oublier qu’ici tout change si vite. Un chant en hébreu, un slogan en arabe et tout bascule.

Il n’a ainsi fallu que quelques secondes aux policiers israéliens pour dévaler les escaliers, armes au poing, en apercevant une quinzaine d’ados surgir des rues du souk. Chemise blanche et kippa noire des écoles ultra-orthodoxes, ils sont à peine sortis de l’enfance mais ont visiblement déjà envie d’en découdre avec «les Arabes», téléphone dégainé pour poster sur TikTok à la moindre anicroche. La police les presse de remonter vers Jérusalem-Ouest, la partie juive de la Ville sainte. Ils en viennent presque aux poings avec d’autres gamins palestiniens, puis les deux groupes sont séparés sans ménagement par les policiers. «Ce n’est rien», réagit avec un sourire rassurant une maman palestinienne, que sa petite fille tout de rose vêtue tient bien fort par le doigt.

«Rien»: ce n’est pas sûr, mais c’est peu au regard des empoignades qui ont eu lieu ces dix derniers jours. Elles ont opposé juifs et musulmans, notamment à Jérusalem-Est et Yaffo, près de Tel-Aviv. Bilan, pêle-mêle: un rabbin tabassé par des jeunes Palestiniens, des juifs agressés dans la rue et dans le métro lors d’attaques postées sur TikTok, mais aussi plus d’une centaine de blessés palestiniens lors d’une démonstration de force du mouvement extrémiste Lehava. Sans compter des tirs de roquettes depuis Gaza, une centaine d’arrestations et mille nuances de cris haineux, du tristement classique «mort aux Arabes» jusqu’au tragiquement banal «mort aux juifs».

Plusieurs causes

Il existe plusieurs causes à cette brusque montée de tensions. Le mois saint du ramadan, dont le respect par le jeûne et la prière est un des cinq piliers de l’islam, est une période délicate. «Les restrictions imposées par les autorités israéliennes pour prévenir les débordements enveniment la situation», affirme le député islamiste au parlement israélien Mansour Abbas. Ce qui a mis le feu aux poudres cette fois, c’est l’installation de barrières empêchant les Palestiniens de s’asseoir sur les marches de la porte de Damas.

«La police pensait limiter le risque d’affrontements en restreignant la présence palestinienne à cet endroit: c’est tout l’inverse qui s’est produit», affirme Ofer Zalzberg, directeur du programme pour le Proche-Orient à l’Institut Kelman pour la transformation de conflit. Les barrières ôtées, la situation s’est immédiatement calmée, à Jérusalem-Est comme dans le reste de la Cisjordanie et jusqu’à Gaza. «La défense de la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, et de son accès pour le monde musulman est une composante essentielle de l’identité nationale palestinienne», explique l’expert.

Ofer Zalzberg tacle «la politique agressive de la police israélienne à l’égard des Palestiniens de Jérusalem». Une attitude favorisée par les relations exécrables qui existent depuis quelques années entre Israël, la Jordanie gardienne des lieux saints musulmans de Jérusalem, et l’Autorité palestinienne, qui s’inscrit dans une politique plus large. Année après année, l’Etat hébreu fait tout pour convaincre les Palestiniens de quitter la Ville sainte, dans l’espoir d’en faire une cité juive à 100%.

Accusation d’apartheid

Intimidations, confiscations et démolitions de maisons constituent l’un des éléments qui ont amené mardi l’organisation Human Rights Watch à dire qu’Israël était coupable du crime d’apartheid. Son rapport détaille une stratégie de domination, d’oppression systématique et d’actes inhumains envers les Palestiniens, soit les trois éléments retenus par le Statut de Rome pour définir l’apartheid. Des conclusions qui ont bien sûr fait scandale en Israël, le gouvernement relevant que sa minorité arabe bénéficie des pleins droits civiques.

Les violences intercommunautaires de ces derniers jours ont aussi été attisées par la révolte des jeunes Palestiniens contre leurs leaders. «Soyons clairs, les élections palestiniennes n’auront pas lieu. Le président Abbas a perdu ses nerfs publiquement au vu des résultats des sondages qui le donnaient perdant», raconte le professeur de science politique à l’Université de Jérusalem Munther Dajani. Corrompu, incapable de se renouveler, dispersé sur quatre listes différentes, le Fatah n’aurait aucune chance de l’emporter. «Nous vivons dans une dictature verrouillée par les services secrets et, bien sûr, le Hamas ne peut représenter une alternative», déplore le Palestinien. «Nous sommes assis sur une bombe à retardement. Cette bombe, c’est la frustration des Palestiniens», renchérit l’Israélien Eytan Gilboa, expert du Centre Begin-Sadate pour les études stratégiques.

Et certains extrémistes israéliens font tout pour appuyer sur le détonateur. Les membres de Lehava, un mouvement ségrégationniste et violent dont certains membres ont été poursuivis par Israël pour terrorisme, sont descendus par dizaines dans les rues de Jérusalem afin de défendre la «fierté juive». Des militants galvanisés par les agressions commises par des Palestiniens mais, surtout, par la légitimité nouvelle que leur donne l’entrée au parlement du Parti sioniste religieux, avec qui ils partagent la détestation des «Arabes».

«Incontrôlables»

«Le premier ministre, Benyamin Netanyahou, se mord les doigts de les avoir soutenus car ils sont incontrôlables. Et les violences commises à Jérusalem ne font que compliquer sa tâche alors qu’il ne lui reste que quelques jours pour former une coalition», commente l’analyste Eytan Gilboa. Un contexte électrique, mais peu de chances qu’une troisième Intifada éclate pour le spécialiste des religions Ofer Zalzberg: «L’Autorité palestinienne n’y a aucun intérêt.»

Ces calculs politiques, Ahmad s’en moque bien. «Que Dieu m’en soit témoin, c’est la porte du paradis», s’exclame l’octogénaire en habits de fête appuyé sur sa canne, en contemplant la porte de Damas avec tendresse.