L’aubergine de la résilience

Zinha, a worker with Sidreh, in the unrecognised Bedouin village of El Jorf. Sidreh is a non-profit organization established in 1998 in Lakiya with the mission to support the Palestinian-Bedouin woman in the Negev. Photo: Jonathan Bloome

Dans le désert israélien du Néguev, la pandémie de coronavirus a permis l’autosuffisance alimentaire et l’accélération de la révolution technologique sous l’impulsion d’une association : SIDREH.

Nichée dans ses mains creusées par le vent et le soleil, elle brille de mille feux violets. Cette aubergine, ce n’est pas qu’une aubergine : c’est le symbole d’une victoire dont le visage d’Oumm Rihab tout entier exprime la douceur et la joie. En ce minuscule village du Néguev appelé El Jorf, ignoré par l’Etat et qu’aucune carte Google ne vous indiquera, le potager de cette Bédouine citoyenne d’Israël a beaucoup à raconter. Le désir de faire progresser une communauté oubliée, le triomphe de l’ingéniosité sur les éléments naturels mais aussi sur les défis humains, qu’ils soient politiques, économiques ou… pandémiques.

C’est en effet lors du premier confinement, en mars 2020, que le jardin d’Oumm Rihab et de ses voisines a été agrandi. Cette retombée positive, les villageoises la doivent à une femme : Khadra El Sana. Yeux revolver, geste sûr et anglais parfait, la quinquagénaire dirige l’association SIDREH, soutenue notamment par l’Entraide Protestante Suisse – EPER. Vingt-trois ans de travail acharné dans le Néguev pour défendre les droits des Bédouins, promouvoir l’éducation des femmes et leur prise de pouvoir économique ont forgé la réputation de Khadra et de son équipe jusqu’aux confins du désert. L’arme de ces féministes ? Le métier à tisser. Tapis, coussins, dessus de lit, le magasin de l’association regorge de merveilles en laine dont la vente fournit de quoi vivre à plus de 150 familles bédouines et les relie à un savoir-faire traditionnel qui fait leur fierté.

« Si je vous fais la liste des défis auxquels nous sommes confrontées, on sera encore là demain », rigole Khadra El Sana. Le bréviaire des épreuves sera bref mais intense.  Il y a la météo. « Plus de 50 degrés en été et les nuits d’hiver, on crève de froid ». Il y a la guerre. « On est tout près de la Cisjordanie et de Gaza et chaque année, il y a des morts faute d’abris antimissiles quand Israël et le Hamas se bombardent ». Il y a l’absence d’infrastructures. « La majorité des 160’000 Bédouins du Néguev vivent dans des villages non reconnus par Israël : pas d’hôpitaux, pas de routes, pas d’écoles, pas d’électricité, pas de service de voirie », énumère Khadra, sans compter que les habitations peuvent être démolies à tout moment. Il y a la ségrégation. « En tant que femmes dans une société patriarcales, en tant que Bédouine chez les Arabes israéliens et en tant qu’Arabe dans un Etat juif ». Rien qui fasse peur à cette dure à cuire issue d’une fratrie de onze, fille de berger, première à obtenir le bac et exemple pour ses cadettes aujourd’hui avocate, médecin et politicienne. « Avoir faim, je sais ce que c’est. Rien n’est difficile après ça ».

De cette existence de combats, Khadra a tiré des leçons précieuses pour affronter le coronavirus. « Il faut savoir identifier très vite les besoins immédiats. En mars 2020, c’était la nourriture. L’interdiction de circuler imposée par Israël mettait en danger la subsistance des familles dont les villages ne comptent aucun magasin », raconte la quinquagénaire. Aidée par les organisations partenaire et des volontaires, SIDREH accélère la création et le développement de jardins potagers. « Des milliers de personnes sont aujourd’hui autosuffisantes en fruits et légumes après avoir obtenu semences et conseils pendant la pandémie », affirme-t-elle avec fierté. Une avancée majeure qui limite aussi la nécessité de se déplacer dans des conditions pénibles faute de routes ou de voitures pour faire des achats. Et les femmes pourront améliorer leur indépendance et leurs revenus grâce à la vente de leur travail.

La pandémie a aussi accéléré la révolution technologique des communautés bédouines. Après avoir créé une application centralisant toutes les informations essentielles à ces communautés, y compris le numéro d’un avocat et les instructions en arabe du ministère de la santé, SIDREH a envoyé des volontaires dans tous les villages pour former les jeunes filles à l’usage d’Internet, qui elles-mêmes l’ont enseigné à leurs mères et grands-mères. « Aujourd’hui, tout le Néguev est en ligne ! » Khadra El Sana tire un bilan d’autant plus positif que le commerce d’artisanat dont SIDREH tire ses revenus n’a pas trop souffert de la pandémie. « J’ai créé un site de vente directe et on y a regagné ce qui avait été perdu en magasin », dit-elle. Pour la Bédouine, la pandémie de coronavirus, comme toutes les autres épreuves de sa vie, recèle un enseignement positif : « elle permet de mieux comprendre qui on est. Et de quoi on est capable… c’est-à-dire beaucoup », conclut-elle avec un sourire.