L’histoire des Arabes israéliens reste à écrire

Mansour Abbas lors d'une conférence organisée par le mouvement islamiste israélien à Kafr Qasim au centre d'Israël. Photo: Aline Jaccottet

Après la chute de Benyamin Netanyahou, le gouvernement israélien compte, pour la première fois de son histoire, un parti arabe. Les islamistes de Raam espèrent faire avancer la cause des Arabes israéliens, mais leur marge de manœuvre est limitée

Mansour Abbas n’a rien d’un révolutionnaire. Avec sa voix douce et son discours posé, le chef de la formation islamiste Raam mise sur la retenue pour parvenir à ses fins: «Abattre le mur qui se dresse devant nous et être pris en considération», expliquait-il dans un hébreu chantant l’arabe lorsque nous l’avions rencontré il y a quelques semaines à Kafr Qasim, fief des islamistes du sud d’Israël. Il prônait une parfaite indifférence envers l’orientation idéologique de ses potentiels partenaires. «Nous ne sommes ni de droite ni de gauche. Qui nous acceptera, nous l’accepterons. Notre seul objectif est de servir la minorité arabe d’Israël».

Depuis, le pharmacien de Galilée est entré dans l’impitoyable lumière du pouvoir politique en devenant le leader du premier parti arabe à intégrer le gouvernement israélien. Et la guerre éclair du mois de mai, qui a rappelé combien la coexistence entre citoyens juifs et arabes d’Israël est fragile, n’arrange pas un Mansour Abbas si mesuré que son attitude a été qualifiée de «politique aloe vera» par l’activiste Samah Salaime. «Elle n’a ni goût ni odeur et s’adapte à toutes les peaux», dit ironiquement l’Arabe israélienne. Elle explique: «Le parti Raam n’est au gouvernement que parce qu’Abbas a vidé de sa substance tout programme visant à défendre les Palestiniens d’Israël. S’il avait fait autrement, jamais il n’aurait été accepté par les politiciens juifs. Aujourd’hui, il se tient prudemment éloigné de tout sujet conflictuel. Y compris Jérusalem: il a condamné mollement le défilé de l’extrême droite mardi alors qu’il aurait dû défendre les lieux saints», tacle-t-elle.

Le parti Raam connaît pourtant une popularité extraordinaire auprès des citoyens arabes d’Israël: 59,2% soutiennent son approche, selon un sondage de Statnet. Une population qui a besoin d’entrevoir un avenir meilleur. Les Arabes israéliens, qui se désignent aussi comme «Palestiniens citoyens d’Israël», «minorité arabe d’Israël» ou «Palestiniens de 48» représentent 21% des Israéliens et sont les descendants des 250 000 Palestiniens restés dans le territoire accordé à Israël en 1948. Ils n’ont obtenu la nationalité qu’à la fin des années 1960 après vingt ans passés sous régime militaire, et leur position est un défi au simplisme avec lequel l’équation israélo-palestinienne est souvent envisagée.

«Traîtres et privilégiés»

«Ils sont perçus à la fois comme des traîtres et des privilégiés par leurs cousins de Jérusalem-Est, de Cisjordanie, de Gaza et de la diaspora. En Israël, on cherche leur intégration économique tout en rejetant leur participation politique car ils sont toujours accusés de double loyauté», explique Ofer Zalzberg, directeur du programme Proche-Orient à l’Institut Kelman pour la transformation des conflits.

Cette dynamique, dans un «Etat-nation ethnique» qui n’a pas résolu le conflit avec les Palestiniens des territoires qu’il occupe, est très complexe. «Mansour Abbas a renoncé à un poste de ministre car il aurait dû porter la responsabilité de décisions telles que les frappes sur Gaza ou la poursuite de la colonisation en Cisjordanie. C’était trop de pression», affirme Samah Salaime. Le seul ministre arabe de la nouvelle coalition, Issawi Frej, s’occupera ainsi du département de la coopération régionale sous les couleurs du parti de gauche Meretz.

«On ne bouscule par 73 ans de nationalisme juif avec quelques sièges parlementaires. J’y crois d’autant moins que Raam est très conservateur», poursuit Samah Salaime. Issu des Frères musulmans égyptiens qui ont fait des émules en Israël dans les années 1970, le parti Raam est rattaché à la branche sud de l’islamisme arabe israélien. Contrairement à celle du nord qui boycotte Israël, voire encourage la résistance envers l’Etat hébreu – ce qui a valu à ce mouvement d’être interdit et à son chef Ra’ed Salah d’être jeté en prison –, la mouvance sud «a pour projet de faire avancer le projet palestinien à la lumière de l’islam, et à travers les institutions démocratiques».

Une dynamique permise par les Accords d’Oslo dans les années 1990. «Voyant Israël faire un pas vers la reconnaissance des Palestiniens, les islamistes du sud ont pensé qu’ils pouvaient participer au jeu démocratique sans trahir leurs valeurs», explique Ofer Zalzberg. On pourrait les croire proches du Hamas, lui aussi un mouvement islamiste palestinien, mais, poursuit l’analyste, «Raam estime que la vie humaine est plus sacrée que la défense de la terre de Palestine».

Population indigente

Rencontré à Kfar Qasim au début du mois de mai, l’imam Kamal Rayan, chef spirituel des islamistes du sud, avait accepté d’expliciter la vision du mouvement pour Le Temps.

«Nous n’avons aucun problème avec le judaïsme, ni avec le fait d’être Israélien. Nous avons en revanche un gros problème avec le sionisme qui veut nous jeter dehors. Nous voulons vivre ici comme des citoyens égaux et non comme des sujets inféodés, et il y a encore beaucoup de chemin à parcourir», affirmait cet homme marqué par la mort de son fils tué dans un règlement de comptes, et dont l’assassin n’a jamais été retrouvé.

Criminalité, pauvreté, absence d’infrastructures, voilà les trois maux qui rongent la minorité arabe d’Israël. Population la plus indigente de la société avec la communauté juive ultra-orthodoxe, beaucoup d’Arabes israéliens vivent dans des villages dits «non reconnus» par Israël, surtout dans le sud. Des lieux menacés de destruction par l’Etat et qui souffrent d’un manque total d’infrastructures – routes, eau potable, électricité, écoles ou centres médicaux. Par ailleurs, «depuis l’an 2000, plus de 1000 citoyens arabes ont été tués, victimes des armes de la mafia arabe qui prolifère, mais aussi de la négligence criminelle de la police et de l’Etat», affirme l’analyste Ofer Zalzberg.

Pour réaliser ses promesses de campagne, Mansour Abbas a pour l’instant obtenu de l’argent. Selon le parti Raam, plus de 53 milliards de shekels (15 milliards de francs) lui ont été accordés pour développer le secteur arabe ces prochaines années. Trois villages du Néguev seront reconnus le mois prochain et, plus généralement, la démolition de maisons est gelée jusqu’à nouvel avis. Enfin, des projets ont été lancés pour combattre l’affolante criminalité qui frappe cette communauté. «Le nouveau gouvernement n’a fait que reprendre les termes de l’accord entre le parti Raam et Benyamin Netanyahou il y a quelques semaines. Et tout ce qui concerne nos droits a été ôté de la table des négociations. Personne ne parle de la loi sur l’Etat-nation, votée en 2018, qui a consacré l’inégalité des citoyens arabes dans les lois fondamentales israéliennes», attaque Samah Salaime.

Cette réticence à parler de ce qui fâche exaspère de nombreux citoyens arabes d’Israël, mais la fragilité extrême de cette nouvelle coalition post-Netanyahou ne laisse probablement pas le choix à ses protagonistes. Forcé de rester en retrait des véritables lieux et objets de pouvoir au moment même où il y accède, le débonnaire Mansour Abbas incarne ainsi aujourd’hui le paradoxe d’une histoire arabe d’Israël encore à écrire.