Mission scientifique en mer agitée

Le Fleur de Passion avant le départ. Crédit: Transnational Red Sea Center, Fabiano D'Amato

A bord du voilier Fleur de Passion, une expédition scientifique soutenue par la Suisse, d’étude et de sauvegarde des exceptionnels coraux de la mer Rouge, fait escale à Aqaba. L’occasion de mesurer les difficultés géopolitiques d’une telle entreprise.

Caressé par les courants turquoises de la baie d’Aqaba, il symbolise un espoir : celui de voir la science abolir les frontières au nom du bien commun. Dressé dans la sèche incandescence de cette fin du mois de juin, le voilier « Fleur de Passion » appartenant à la Fondation Pacifique va accueillir cet été des chercheurs de pays bordant la mer Rouge afin d’en étudier systématiquement les coraux et de sensibiliser à leur préservation. Un projet du Transnational Red Sea Center (TRSC) créé en 2019 sous la houlette de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), avec le soutien du ministre suisse des Affaires étrangères Ignazio Cassis qui a fait de la diplomatie scientifique son leitmotiv.

Sur le pont rutilant du « Fleur de Passion », le concept semble devenu réalité en ce bel après-midi du mois de juin. L’escale du voilier en Jordanie, la première au Proche-Orient, a été fêtée par une journée de visites et de discussions, l’occasion d’explorer le 24 mètres sous la houlette du coordinateur du Transnational Red Sea Center, Samuel Gardaz. « Ce bateau a 80 ans. Il avait été construit à Brêmes pour la marine allemande avant d’être cédé à la France, revendu à un particulier puis rénové en 2002 par un chef d’entreprise genevois et ses amis. Aujourd’hui, il part pour sa plus belle mission ! », affirme fièrement le quinquagénaire. Dans la cale, deux scientifiques marins s’activent déjà. L’Israélien Maoz Fine et le Jordanien Ali Al Sawalmih sont en grande discussion sur l’organisation de leur futur laboratoire. Aquarium, ordinateurs portables, pipettes, matériel électronique, tout doit tenir dans un espace exigu. Le défi logistique impressionne peu les deux amis, habitués à bien d’autres difficultés.

Faire primer l’intérêt de la science sur les aléas géopolitiques est un art dans lequel Maoz Fine est pionnier. Rencontré dans son institut d’Eilat, le professeur a trouvé des solutions très créatives pour permettre à ses collègues arabes d’accéder aux ressources scientifiques israéliennes. En 2012, il a conçu un robot pilotable à distance pour la nurserie de coraux installée devant son institut. « Température de l’eau, pH, salinité, oxygène, tous les paramètres peuvent être modifiés par des scientifiques du Soudan, de l’Egypte ou de la Jordanie », affirme-t-il. Le quinquagénaire mène ses recherches sur les coraux de la mer Rouge depuis plus de vingt ans avec une passion ascétique. C’est lui qui a découvert leur résistance hors du commun au changement climatique, publiant en 2013 la première étude à ce sujet.

« C’est dans la nature même de la science d’ignorer les frontières », affirme avec conviction le directeur du Transnational Red Sea Center Anders Meibom, à Aqaba. Hélas, on ne peut en dire autant des humains, surtout dans cette région du monde. Moins de sept kilomètres séparent les villes jumelles d’Eilat et Aqaba, mais il a fallu des trésors de patience pour être autorisée à les parcourir, le point de passage entre les pays étant fermé. Seule l’intervention des ambassades suisses à Ammann et Tel Aviv a permis un déplacement éclair ; on n’ose alors imaginer le casse-tête diplomatique que représente une expédition réunissant plusieurs nationalités, sur un bateau faisant escale dans plus d’un pays du Proche-Orient.

La réticence des riverains arabes de la mer Rouge

Le problème majeur, c’est de convaincre les pays arabes de participer à un projet incluant des Israéliens. La réticence est énorme, même en Jordanie dont le traité de paix avec l’Etat hébreu date de 1993. Il n’a ainsi été fait aucune mention à la contribution israélienne lors de la conférence de presse à Aqaba, et la participation de l’ambassadeur d’Israël à la soirée de gala ne s’est pas faite sans quelques délicats arrangements. Hors de question de froisser d’une quelconque manière des hôtes jordaniens qui n’ont consenti à participer qu’après deux ans de lobbyisme intensif. Lorsque l’ambassadeur de Suisse à Ammann Lukas Gasser affirme que « la Jordanie s’est laissée convaincre facilement de prendre part au projet de préservation des coraux en mer Rouge », il faut donc relativiser.

Pays comptant 60% de citoyens d’origine palestinienne y compris la reine elle-même, le royaume hachémite ne peut pas se permettre de normaliser ses relations avec Israël. La paix est d’autant plus froide que le Premier ministre Netanyahou a multiplié les contentieux avec le roi Abdallah II au cours de ces douze dernières années. Souffrant d’une grave pénurie, la Jordanie n’a ainsi pas pu acheter aux Israéliens la quantité d’eau nécessaire à ses besoins. Et Ammann menace d’interrompre le projet de désalinisation de l’eau appelé « Red-Dead », considéré comme un symbole de la coopération entre le royaume hachémite, Israël et l’Autorité palestinienne. Dans ce contexte, le roi n’a accepté de soutenir l’aventure du « Fleur de Passion » que par un jeu de circonstances externes, même s’il a la réputation d’être un fervent défenseur de l’environnement. A la tête d’un pays dépendant essentiellement du tourisme, Abdallah II voit dans ce projet un coup de publicité bienvenu pour la Jordanie. Et des retombées favorables pour l’avenir du Centre de science et de d‘écotourisme qu’il veut construire ces prochaines années dans la baie d’Aqaba.

Les autres pays arabes bordant la mer Rouge ne se pressent pas non plus pour participer. L’Egypte, une nation arabe-clé, n’a jamais répondu clairement aux invitations et rechigne à délivrer des permis de navigation. Le « Fleur de Passion » qui ambitionnait de s’y rendre en priorité a donc dû repenser sa trajectoire. La richissime Arabie saoudite a quant à elle refusé d’entrer en matière, elle qui investit des millions depuis 2009 dans la King Abdullah University of Science and Technology afin de dominer la science en mer Rouge. Le Soudan semble en revanche prêt à accueillir l’équipe transnationale qui va ainsi affronter cet été des températures frôlant les cinquante degrés pour analyser les coraux de sa zone maritime. Il n’y a plus qu’à espérer que le « Fleur de Passion » ne fasse pas honneur à son nom, lui qui avait été baptisé ainsi par son ancien propriétaire en référence au capricieux voilier du roman de Farley Mowat qui refuse d’obéir et coule dès que l’occasion se présente.

« Nous n’avons ni passé complexe, ni agenda caché »

Les obstacles sont innombrables. Heureusement, le beau voilier et son équipage reçoivent un soutien important de la part des diplomates suisses. Le responsable des affaires internationales de l’EPFL Olivier Küttel qui vante les atouts suisses dans la région – « nous n’avons ni passé complexe, ni agenda caché » – tient à souligner le travail considérable effectué par Berne en termes de bons offices. Le problème, comme d’habitude, c’est l’argent. L’expédition a pour l’instant obtenu un million de la part d’une fondation privée genevoise qui tient à rester anonyme. De quoi financer le premier été de recherches, sur les quatre ans de travail qu’espèrent les scientifiques. Mais Berne refuse de contribuer, même si la diplomatie scientifique est le concept-phare de la stratégie d’Ignazio Cassis. Rencontré à Aqaba, un diplomate suisse qui tient à l’anonymat explique : « Ce projet ne concerne ni les droits humains, ni la Genève internationale, ni l’aide au développement, les trois domaines dans lesquels nous entrons en matière. Mais en coulisses, nous nous activons pour trouver de l’argent ».

En 2050, 90% des coraux auront disparu

La complexité extraordinaire de cette épopée ne décourage pas ses protagonistes, portés par l’urgence de leur mission. Ces trente dernières années, près de la moitié des coraux recensés sur la planète ont disparu et à l’horizon 2050, quelques 90% d’entre eux auront été anéantis par la pollution locale et le réchauffement global. « Ces animaux sont la base même de l’écosystème marin. La survie de millions d’êtres vivants dépend de la leur, et je ne parle même pas de la catastrophe que représente leur disparition pour nous les humains. Des pans entiers de l’économie mondiale vont s’effondrer », alarme le physicien Anders Meibom, directeur du Transnational Red Sea Center.

En récoltant pour la première fois de manière systématique et standardisée des données sur les coraux de la mer Rouge, « ces athlètes capables de récupérer extraordinairement vite d’une exposition à de fortes températures », le Danois espère parvenir à une cartographie claire de l’état de santé et des perspectives de survie de ces animaux. Chaque jour compte car à la menace du réchauffement climatique s’ajoute un danger encore plus imminent : celui posé par le « FSO Safer ». Ce navire pétrolier immobilisé au Yémen, utilisé comme un entrepôt de stockage flottant par les rebelles houthistes contrôlés par l’Iran, peut à n’importe quel moment déverser des millions de litres de pétroles dans la mer Rouge.

De quoi anéantir la vie marine foisonnante de cette région, à la survie de laquelle Maoz Fine, comme tant d’autres, consacre son existence. « Aucun obstacle ne nous dissuadera de mener notre mission à bien. Nos petits-enfants ne nous le pardonneraient pas », conclut l’Israélien.