En mer Rouge, un récif corallien arrête l’expédition qui voulait étudier les coraux

Le Fleur de Passion avant le départ. Crédit: Transnational Red Sea Center, Fabiano D'Amato

Fin de mission précoce pour l’expédition scientifique le Fleur de Passion, qui symbolisait la «diplomatie scientifique» de la Suisse. Le voilier était parti étudier les exceptionnels récifs coralliens de la mer Rouge, mais il s’est échoué sur les coraux qu’il devait sauver

Dans le silence des grands départs, l’aube s’apprêtait à conquérir les rives chatoyantes de la mer Rouge lorsque, en ce 21 juillet, le rêve des scientifiques du Fleur de Passion et de tous ceux qui les soutiennent s’est brisé avec fracas. A 4h30 du matin, le majestueux voilier parti étudier les coraux de cette région afin de sensibiliser à leur préservation s’est échoué. Et pas n’importe où mais – cruelle ironie – sur un récif corallien. A peine s’élançait-il que le voici immobilisé dans le détroit de Tiran. «On a entendu un gros boum et tout le monde a couru sur le pont», raconte le chercheur danois Anders Meibom de l’EPFL, sous la houlette duquel était né ce projet du Transnational Red Sea Center (TRSC) créé en 2019.

La marine égyptienne emmène les dix passagers à Charm El Sheikh, puis les membres de l’équipage sont embarqués par la police pour 36 heures d’interrogatoire: endommager un récif corallien est une infraction qui leur vaudra probablement une amende, et l’enquête n’en est qu’à ses débuts.

Une catastrophe. Au téléphone, les gorges sont nouées. «On avait pensé aux autorisations, aux restrictions à cause du covid, mais un naufrage, ce n’était pas sur mon radar», commente le responsable des affaires internationales de l’EPFL Olivier Küttel. Sur celui du skipper non plus, semble-t-il, mais l’Association Pacifique qui possède le voilier et a engagé l’équipage refuse de commenter. «Les faits seront établis en temps voulu, notamment pour les besoins de l’assurance, mais pour l’instant, l’essentiel, c’est de sauver Fleur de Passion», affirme Eric Dubouloz, membre du comité de l’Association Pacifique et responsable de la cellule de crise formée peu après l’accident.

A la merci des marées

Renflouer un voilier de 110 tonnes et 24 mètres couché sur le flanc sur un récif dont les coraux acérés affleurent, la mission s’annonce compliquée. Une tentative effectuée jeudi après-midi a ainsi échoué sous les yeux de nombreux touristes. «On ne sait pas encore à quel point Fleur de Passion est abîmé. Un bateau qui subit ce genre de choc voit sa coque déformée comme la tôle d’une voiture, ce qui provoque des voies d’eau», décrit Eric Dubouloz avec inquiétude. Et les autorités égyptiennes manquent de moyens techniques pour agir sans compter que «tout prend du temps dans cette région», glisse une source proche de l’affaire. «Les quinze prochains jours seront déterminants: Fleur de Passion est à la merci des marées et des vents», soutient Eric Dubouloz. Echoué non loin des côtes, le voilier est aussi à la merci des voleurs. Il semblerait ainsi qu’une partie, voire la totalité du matériel scientifique installé pour analyser les coraux ait été dérobé, une perte estimée à plusieurs dizaines de milliers de francs.

Coincé dans les récifs qu’il espérait contribuer à sauver, Fleur de Passion essuie aussi les revers de la «diplomatie scientifique» espérée par le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis dont le département a fait de cette mission de sauvetage des coraux la vitrine de sa stratégie. Réunir des scientifiques arabes et israéliens s’est avéré encore plus difficile que prévu. «Jusqu’à ce projet, je ne mesurais pas la profondeur des réticences arabes envers l’Etat hébreu», avoue une source diplomatique. Occultés ou surexposés, les Israéliens semblent avoir de la peine à trouver leur juste place dans cette mission. C’est ainsi qu’en juin, il n’avait été fait aucune mention de la contribution israélienne lors de la conférence de presse de lancement à Aqaba en Jordanie, et la participation de l’ambassadeur d’Israël à la soirée de gala avait nécessité quelques délicats arrangements.

L’accident du 21 juillet a en revanche donné lieu à deux articles de l’AFP qui, largement repris par la presse arabe, présentent la mission scientifique comme «dirigée par Israël» afin de «normaliser les liens avec le Soudan». Une formulation de nature à refroidir certains pays arabes déjà méfiants, et qui fait sauter au plafond l’équipe de l’EPFL dirigeant la mission. «Il s’agit d’une initiative suisse, d’acteurs suisses et d’un bateau qui bat pavillon suisse, avec des partenaires régionaux», soutient le responsable des affaires internationales Olivier Küttel.

Là réside peut-être l’autre aspect du problème. Lors du lancement de la mission au moins de juin à Aqaba, certains acteurs locaux avaient regretté l’attitude «d’impérialisme scientifique» adoptée inconsciemment par certains participants suisses du projet. «Pour que la mission réussisse, les locaux doivent être traités en égaux car ils sont ici chez eux. Il faut aussi beaucoup de prudence et de patience, et une connaissance très approfondie des sensibilités», affirmait alors un très bon connaisseur de la région. Les Suisses ont-ils voulu crier victoire trop vite, un gala en grande pompe ayant été célébré à Aqaba puis à Eilat avant même le départ du Fleur de Passion? «Nous avons communiqué de manière parfaitement normale et classique», se défend Samuel Gardaz, coordinateur du Transnational Red Sea Center.

Un «contretemps»

Abattus, les acteurs de cette mission sont pourtant résolus à se battre pour leur rêve, avec l’aide de Berne qui va continuer à leur offrir son soutien diplomatique. «Cet accident n’est pour nous qu’un contretemps dans un projet qui s’étale sur plusieurs décennies», relève Anders Meibom qui se rendra au Soudan en septembre pour préparer la suite. En attendant de savoir comment reprendre le large, le Transnational Red Sea Center va se concentrer dans les prochains mois sur l’installation des deux premières stations de monitoring en continu de l’état de santé des coraux à Eilat et Aqaba.

Le temps presse. Ces trente dernières années, près de la moitié de ces animaux recensés sur la planète ont disparu. A l’horizon 2050, quelque 90% d’entre eux auront été anéantis par la pollution locale et le réchauffement global. «Et ce n’est pas en restant assis devant une feuille de calcul Excel qu’on les sauvera. Il faut prendre des risques et se battre», conclut avec passion Anders Meibom.